Vive Catherine Meurisse !





Suite au premier tour de libre désignation, l'ensemble des autrices et auteurs votant en ligne ont désigné les trois noms suivants en lice pour le grand prix :

Emmanuel Guibert


Catherine Meurisse


Chris Ware


J’ai décidé depuis le début de mon blog Le Coin de la limule de ne parler que des livres que j’aime. De plus, j’ai une sainte horreur des classements des meilleurs titres ou meilleurs auteurs. Je crois en des livres qui m’ont marqué, et qui de ce fait sont susceptibles d’intéresser d’autres lecteurs. Comment comparer le travail de Rosinski avec celui de Will Eisner ? Je suis en totale admiration du travail de ce dernier. Pourtant, même si je ne lis que très peu les ouvrages de l’auteur de Thorgal, il se trouve que des livres tels les Archers ou Le grand pouvoir du Chninkel m’ont longtemps fasciné et font aujourd’hui encore partie de mes souvenirs les plus forts de lecture. Pour moi, les deux, de par leur empreinte, sont légitimes à prétendre au dit Grand Prix. Will Eisner l’a eu en 1975… pourquoi pas Rosinski ?

Certains livres d’Hermann m’ont marqué à une époque. Les ouvrages de Munoz sont parmi les plus importants de ma vie. Rien de choquant à les voir tous deux récompensés donc.

Si je me permets aujourd’hui d’écrire « Vive Catherine Meurisse !», ce n’est pas contre les deux autres auteurs en lice. Tout trois me semblent indéniablement légitimes. Après, il s’agit d’affinités personnelles, de goût pour la recherche, le parcours… en tout chacun des trois auteurs a déjà fait œuvre, et mérité d’être couronné.

Non ce qui m’a fait écrire « Vive Catherine Meurisse ! », c’est l’hallucinante ouverture d’un article d’ActuaBD -modifiée depuis – en date du 15 janvier dans lequel la sélection de Catherine Meurisse au titre de Grand Prix était agrémentée d’un « effet MeToo oblige » du plus mauvais goût.


Ces dernières années, elle a réussi à nous offrir parmi les plus beaux ouvrages de bandes dessinées que l’on ait eu l’occasion de lire. Sa relecture des Causeries de Delacroix d’Alexandre Dumas, publiée dans une première mouture en 2005 aux éditions Drozophiles, fut déjà la preuve de l’éclosion d’un immense auteur. Son dessin pur et élégant, héritier de Jacques Sempé et Claire Bretecher, fit merveille sur la série Elza publiée aux éditions Sarbacane (sur des scénarios de Didier Lévy), tandis que Mes hommes de Lettres et Le Pont des arts confirmaient l’intelligence de son propos. A l’inverse de nombre d’auteurs, elle n’y propose pas du « documentaire BD », version simplifiée de l’histoire de l’art ou de la littérature, mais nous invite à voyager dans la création, à mettre en cause nos points de vue. Son propos, à l’apparente simplicité et à l’humour omniprésent, ne se départit jamais d’une réflexion poétique et profonde. Moderne Olympia, en 2014, ne fit que confirmer ce talent inouï de pédagogie en profondeur. Ce livre était aussi la preuve du talent graphique irrésistible de l’auteur, parvenant à mettre en scène, au détour d’une page, une relecture de West Side Story avec une facilité -et efficacité- déconcertante.


Voici ce que nous en disions à l’époque : " Depuis 2005 et son Alexandre Dumas - causerie sur Delacroix, Catherine Meurisse nous propose des albums merveilleux, espiègles, où l'hilarité se partage à une belle érudition. On a aimé sa série Elza, on s'est délecté en enchaînant la lecture de Mes hommes de lettres et son Pont des arts, on a été surpris en train de rire bruyamment face à Savoir-vivre ou mourir. "

Moderne Olympia, réalisé en partenariat avec le Musée d'Orsay, est à nouveau la démonstration de la singularité du talent de Catherine Meurisse. Mêlant avec un enthousiasme frénétique les allusions à la peinture, au théâtre ou au cinéma, elle nous offre un album à l'inventivité folle. Les registres de l'humour y sont balayés les uns après les autres, de l'érudit au satyrique, parfois une réplique va déclencher un irrépressible rire («C'est un noir qui passe devant une pharmacie et qui lit sur la vitrine «oméopathie». Alors, il se dit pauv'Juliette!») souvent un trait, une attitude suscite autant l'admiration que la jubilation (voir la scène d'anthologie où les Officiels et les refusés s'affrontent sur une chorégraphie évoquant West Side Story).

Les dessins ne s'y exhibent jamais mais sont toujours porteurs d'une capacité d'observation et d'une plasticité dignes d'un Reiser ou d'un Goossens. Finir par dire que les albums de Catherine Meurisse sont non seulement parmi les plus drôles de la bande dessinée actuelle, mais sont également la preuve qu'elle est un grand auteur.




En janvier 2015, il y eu l’effroyable massacre des auteurs de la rédaction de Charlie Hebdo.

Un an après paru un chef d’œuvre : La légèreté. Livre nécessaire, mais que l’on hésita à lire tant on en aimait l’auteur… et que l’on ne pouvait que l’imaginer défaite par tant de douleurs. Pourtant, l’ouvrage se révéla lumineux, ouvert sur le monde, faisant œuvre et beauté de sa douleur. Catherine Meurisse y était toujours non seulement un grand auteur, mais elle démontrait aussi qu’elle était capable d’un acte politique insensé : sublimer, le temps d’un livre, l’épouvantable quotidien en moment de grâce absolu. Catherine Meurisse, malgré la déchirure, s’adressait encore à ses lecteurs, pensait encore à la forme et au fond.


Voici notre chronique publiée à l’époque : "On aime les livres de Catherine Meurisse [...] Est née alors une certitude qui s'est bâtie livre après livre: Catherine Meurisse est un grand auteur.
Le 07 Janvier 2015, on avoue que l'on s'est égoïstement inquiété pour elle lors de la tuerie de Charlie Hebdo. Ce jour-là, l'histoire a été maintes fois racontée, elle est arrivée en retard à la rédaction du journal.
On a hésité à chroniquer cet ouvrage tant il semble déplacé, illégitime, de parler de ses effroyables événements.
Et puis on reçoit La Légèreté, cet ouvrage parfait jusque dans son titre. L'auteur s'y met en scène du matin qui a précédé la réunion de rédaction jusqu'au récent mois de février 2016. Si sa trajectoire peut se lire comme une quête pour retrouver goût à la vie et mais aussi à celui de l'acte de dessiner. Il s'y révèle surtout son infinie délicatesse à épargner son lecteur, à ne pas chercher à l'accabler, mais à l'amener ailleurs, à envisager une issue à travers le ré-apprentissage d'un regard sur la beauté. Catherine Meurisse est meurtrie, changée à jamais, mais ne se résigne pas. Elle marche, et même court tout au long de ce récit. Si le matériel pourrait sembler épars -différentes techniques graphiques employées comme autant d'étapes qui parsèment son chemin- elle parvient à en faire un livre totalement cohérent, animé d'une énergie constante. Catherine Meurisse ne cesse de se battre pour donner forme à son désarroi, à ses cicatrices. On se surprend à sourire souvent au fil d'une évocation, ou d'un trait. Cette fantaisie encore présente est la plus belle preuve de son existence. On se réjouit souvent, voire on est émerveillé par la beauté des choses mais avec les larmes au coin des yeux, avec la conscience que tout ceci comporte une part d'éphémère.

On aurait pu s'attendre à un livre bouleversant, déchirant, et on l'aurait compris, mais La Légèreté est bien plus que cela. Catherine Meurisse s'y livre comme jamais, mais en ne négligeant ni le formel, ni le fait qu'elle s'adresse à un lecteur. Cette quête du permanent, notamment à travers la conception de ce livre, devient alors un acte d'une intense beauté. La délicatesse en est l'immense aboutissement.



Cette profession de foi envers la Culture, elle la poursuivra avec le magnifique Les Grands Espaces. Ce dernier, dont la fragile beauté mêle autobiographie et plaisir contemplatif évident, ne se départit jamais d’une réflexion profonde sur notre monde changeant.



Deux ans après l’immense La légèreté, Catherine Meurisse nous offre une nouvelle variation autobiographique idéalement nommée Les grands espaces. Dans cette dernière, elle nous invite à la suivre dans l’évocation de ses souvenirs d’enfance, lorsque ses parents quittèrent la ville pour la campagne, afin de leur offrir une éducation plus conforme à leurs valeurs. D’une ferme en ruine, ils inventeront des possibles aux nombreuses ramifications. Si c’est d’abord la pierre et « l’épaisseur des vieux murs » qui s’offre à la jeune Catherine, c’est très vite tout un monde enfoui, vivant, en friche qui va se révéler à elle. Ce qu’invente les parents, mais aussi les enfants par leurs jeux, ce n’est pas un simple « retour à la terre » et à ses prétendus valeurs terrestres, mais une manière de nommer le monde qui les entoure, de faire de ces nouveaux paysages un lieu de savoir en constante formation. Les jeunes sœurs vont s’initier à la lecture du Roman d’un enfant de Pierre Loti, et s’en inspirer pour bâtir leur propre musée rempli des trésors exhumés du chantier en cours : fossiles, statue, poteries, crottes de différents animaux… Quant à la mère de Catherine, lorsqu’elle plante un rosier, il s’agit d’une bouture qu’elle a faite lors de sa visite de la maison de Proust à Illiers-Combray. Il en va de même pour le figuier de Rabelais. Quant à un vieux portail trouvé par le père sur une brocante, il est posé entre deux charmes et devient ainsi « Le petit Trianon ».

La beauté n’est pas innée aux choses, elle apparait dans la manière de les contempler, dans la façon dont on les nomme . « Toutes ces appellations à quoi vous servent-elles ? » demande au détour d’une case un nain de jardin dubitatif. « A agrandir l’espace » répond l’auteure enfant.

Catherine Meurisse n’a pas pour projet de réaliser un livre célébrant la nature, elle vise, à travers ses souvenirs –heureux- à nous donner les clés pour sublimer notre existence. Cet acte, bouleversant, passe par l’évocation constante de la culture artistique. En cela, Les grands espaces est un prolongement apaisé à La Légèreté. Dans une telle acceptation, la littérature, le dessin, l’art en général, ne sont pas de simples distractions mais des alliés pour rendre notre monde plus beau.

Les livres publiés depuis dix ans par l’auteur de Mes hommes de lettres et Moderne Olympia ont comme point commun un goût pour l’érudition mêlé à un graphisme empli d’énergie et d’humour. Si peu d’auteurs nous amusent avec une telle constance, ils sont peu également à invoquer un besoin de culture avec tant de conviction.

C’est en toute modestie qu’elle nous invite à ce voyage dans ses souvenirs fait de mélancolie, d’enthousiasme, de bonheur, et de culture.

Par hasard, on lit cette phrase dans une préface de Faust par Anatole France : "C'est le passé qui fait l'avenir de l'homme et l'homme n'est au-dessus des animaux que pour la longueur de ses traditions et de ses souvenirs (…) l'altération de la mémoire est chez les peuples comme chez les hommes le premier signe de dégénérescence physique et morale."

…et on ne peut s’empêcher de penser au livre que l’on vient de lire.

Catherine Meurisse est un des plus grands auteurs qui soient.




En 2013, j’étais encore libraire, et j’indiquais avec ostentation dans mon rayon « Catherine Meurisse est grande ! ».

Emmanuel Guibert, Catherine Meurisse et Chris Ware n’en sont pas moins grands. Leur point commun est de partager une même exigence vis-à-vis de leur médium. Chacun démontre, avec ses outils, que la bande dessinée est un art exigeant ayant une place essentielle dans nos vies.


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