Les livres L’étouffeur de la RN 115, Les larmes d’Ezéchiel et La favorite, parus entre 2006 et 2015, ont chacun été des livres importants dans lesquels les singularités thématiques, narratives et graphiques de l’auteur semblaient chaque fois être remises en jeu afin de nous envouter à nouveau.
Chumbo est une nouvelle proposition, un nouveau palier, qui affirme le caractère essentiel de son auteur dans la production éditoriale.
Matthias Lehmann ne semble réaliser que des ouvrages qui lui sont nécessaires. Chacun d’eux est guidé par une construction organique, à l’image des somptueux décors grouillant de vies qu’il offre à notre regard.
Un imposant pavé de 364 pages, nourri d’une identique vitalité tout au long de son ample récit. Sous nos yeux s’y racontent 66 ans de l’histoire récente d’un pays -le Brésil- irrémédiablement marqué par la dictature militaire.
Le livre est divisé en chapitres dont les ouvertures servent de repères chronologiques et accompagnent le récit en nous donnant les éléments de compréhension nécessaires afin de percevoir les changements et combats idéologiques qui opèrent selon les époques abordées. Ces « pages-explicatives » ne sont jamais uniquement didactiques et sont le terrain de jeu d’un passionnant travail de mise en page. S’y mêlent citations typographiques, Unes de presse, caricatures, écrans de télévision… comme des témoins, vestiges d’une époque.
Ce déploiement d’un dispositif, visant à mieux faire comprendre les dessous de l’Histoire du Brésil, agit de concert avec une saga familiale foisonnante. Le récit, trépidant, est principalement conduit par la narration des liens complexes et fluctuants qui unissent les deux frères Severino et Ramires. L’un, communiste engagé, tandis que l’autre soutient, opportuniste, des militaires au pouvoir durant les années de plomb.
Mais Chumbo (« plomb » en portugais) raconte tout autant d’autres vies passionnantes, riches et ambiguës dont celles de Maria-Augusta, Adélia, Ursula, Iara, Porfirio … Toutes sont racontées avec une véracité confondante.
Non seulement la construction complexe de celles-ci semble nourrie de la vie même du récit, mais le graphisme épouse cette même intensité fluctuante de l’existence. Rien n’y est figé. Tout est en perpétuel mutation. La grande Histoire rejoint celle familiale, toutes deux étant irriguées d’une même précarité, d’une semblable violence, mais aussi d’une passion et d’un mouvement incessant.
Découvrir
une telle consistance dans les personnages proposés est un fait rare
dans la bande dessinée. On pense à la maestria de Gilbert et Jaime
Hernandez dans la série Love and Rockets où
les destins de chacun se croisent année après année au point de leur
inventer une réelle existence. Matthias Lehmann parvient le temps d'un
ouvrage unique à créer cette confusion entre réel et fiction.
Si le graphisme de Matthias Lehmann oscille toujours entre naturalisme et outrance, proche ainsi des Archie Comics ou
d’un pan de la bande dessinée underground américaine, jamais il n'avait
été autant vecteur des émotions les plus sensibles. Ainsi, les pages
muettes d’une relation amoureuse vécue par Severino au sein de
foisonnants décors se révèlent d’une intense beauté. L’image du couple
enlacé sur un banc est bouleversante de délicatesse.
Chumbo – Matthias Lehmann – éditions Casterman – 2023 |
La publication de La favorite en 2015, nous avait laissé penser qu’il serait le livre de la consécration.
8 ans plus tard, avec Chumbo, Matthias Lehmann nous offre une des plus fascinantes bande dessinée qu’il soit.
Chumbo – Matthias Lehmann – éditions Casterman – 2023 |
En 2015, Matthias Lehmann avait accepté de participer aux "Entretiens de la Limule". Nous vous laissons découvrir cet échange ici:
http://lecoindelalimule.blogspot.com/2015/05/quelques-questions-matthias-lehmann.html
Commentaires
Enregistrer un commentaire