Quelques questions à Matthias Lehmann concernant le fascinant La favorite - éditions Actes Sud BD – 2015.
Quelques questions à Matthias Lehmann concernant le fascinant La favorite - éditions Actes Sud BD – 2015.
Découvert
en 2001 avec un déjà séduisant Isolacity, dans la
collection Patte de Mouche chez l'Association, suivi d'un très
prometteur Gumbo de l'année, éditions Requins Marteaux en 2002,
c'est en 2006 avec son arrivée dans la prestigieuse collection
Actes Sud BD avec la parution de L'étouffeur de la RN 115 ,
qu'il apparut comme une évidence que désormais Matthias Lehmann
était un auteur indispensable.
Virtuose de la carte à gratter, l'artiste la délaissera -en ce qui
concerne la bande dessinée- en 2009 avec Les larmes d'Ezéchiel,
ouvrage à la richesse inouïe dont on affirme qu'il a sa place dans
une «bibliothèque idéale». Aujourd'hui, le si rare Matthias
Lehmann nous revient avec La favorite, nouveau jalon dans son
œuvre, dont les nombreuses lectures ne font qu'amplifier son étrange
pouvoir de séduction. L'ouvrage nécessite de s'y immerger, de se
laisser guider par son récit, sa narration, son graphisme. Toutes
les composantes de la bande dessinée semblent se combiner avec
élégance et surtout goût de l'inédit.
Nous
tenons à remercier Matthias Lehmann d'avoir accepté de se prêter à
ce jeu de l'entretien.
1° Nous suivons ton travail depuis des années, et nous savons que la bande dessinée n'est qu'une part de tes activités d'auteur. Peux-tu nous parler de ces différents domaines dans lesquels tu exerces ? Induisent-elles des techniques graphiques distinctes (carte à gratter...) ? En quoi la bande dessinée t'est-t-elle encore nécessaire malgré l'immense travail qu'elle implique ?
Je fais
pas mal d'illustrations, notamment pour la presse, c'est ma
principale source de revenus, bien qu'elle s'étiole dangereusement
et je fais aussi des dessins qui sont davantage destinés à être
exposés. Pour ces deux activités, je travaille surtout sur carte à
gratter, avec ou sans couleur. C'est une approche de la narration qui
est différente de la bande dessinée, les choses sont racontées de
manière plus diffuse dans le dessin, voire de manière plus
synthétique (comme dans le cas de l'illustration où il est
nécessaire d'être clair en une seule image).
Dans le
fond je crois que je tiens avant tout à raconter des histoires,
c'est pour ça que je continue à faire de la bande dessinée, qui
est un art fastidieux et assez ingrat, mais c'est très clairement de
l'écriture et c'est ce qui m'intéresse avant tout.
J'ai
essayé de faire du dessin non narratif à un moment, mais je n'y
suis jamais arrivé, il y a toujours un récit qui se cache quelque
part, une construction de bouts de choses, d'éléments qui font
histoire, d'une manière ou d'une autre. Dans le fond, je suis auteur
de bd avant toute autre chose, même si je ne suis pas le plus
productif.
2° Dans tes albums de bande dessinée, tu sembles te plaire à enchaîner au sein d'une même planche un registre réaliste, puis un plus humoristique, caricatural. Ce changement graphique dans la représentation même des visages des personnages est rare dans le monde de la bande dessinée (Tezuka en est un maître, je pense). En quoi cette plasticité des corps, des formes, est-elle nécessaire à la narration ? Cela naît-il instinctivement ou est-ce le fruit d'une réflexion ?
C'est
le fruit d'une réflexion en amont, pour atteindre une sorte de
spontanéité. J'ai peu lu Tezuka, mais son influence est très
présente dans la bd japonaise et si je devais citer des auteurs
japonais qui m'ont marqué, ce serait plutôt Tsuge, Tatsumi ou
Mizuki, chez qui on bascule souvent du réalisme au grotesque en un
clin d’œil. C'est très clair chez Tsuge, dans son histoire qui
s'appelle Système
vissé
par exemple, il raconte un cauchemar et on sent qu'à tout moment,
on peut basculer du réel vers l'absurde ou le fantasme. Ça crée
une vraie tension dans le récit. Chez Tatsumi, le contraste est
davantage entre les décors qui sont très réalistes et les
personnages qui ont des tronches plutôt caricaturales. On sent que
ses personnages sont déphasés.
Si
j'ai utilisé cette approche dans La
Favorite,
c'est principalement parce que ça rythme le récit, on n'est pas
dans le même temps de lecture quand on lit une case au graphisme
très fouillé ou quand on lit une séquence où les personnages sont
plus «élastiques» ou caricaturaux.
Et
puis par ailleurs, je voyais vraiment La
Favorite
comme un récit tragi-comique, donc une séquence mélancolique ne
devait pas empêcher un éclat de rire et inversement.
3° Les rapports entre les protagonistes de La favorite sont parfois extrêmement violents. Pourtant, le récit reste empli de vie, de «jeu», et n'est jamais insoutenable à la lecture. L'empathie existe malgré tout envers «Constance» bien sûr, mais aussi Lydie, Mano ou même Émile. Peux-tu nous dire comment est née l'idée de cette histoire (que je ne veux surtout pas trop révéler) et avec quelles intentions ?
Ça naît
de l'imbrication de plusieurs éléments. Au départ, il y a l'envie
très forte d'écrire un récit, voire même davantage de le
construire. L'écriture est presque une transe, le résultat n'est
pas forcément bon, mais c'est un moment de passage à l'acte qui est
indispensable à la création du livre.
Je suis
parti de bribes d'expériences personnelles, de lieux que je connais
(d'où la forte présence de la Brie, où j'ai grandi), de travaux de
recherches, voire même de sortes d'intuitions (par exemple je
voulais rendre l'atmosphère de la France de la fin des années 70,
alors que je ne l'ai pas vraiment connue puisque c'est l'époque de
ma naissance).
La
question du déterminisme social et sexuel était au cœur de tout,
mais n'aurait pour moi aucun intérêt sans les personnages ;
une fois que les personnages et le lieu ont été plus ou moins
définis, le reste a suivi. Et puis il y a une logique temporelle et
historique à suivre, vu que c'est un peu une saga familiale et il a
donc fallu que je me documente, histoire de ne pas raconter n'importe
quoi.
Personnellement,
je veux laisser au lecteur la possibilité d'éprouver de l'empathie
pour tous les personnages – même pour la grand-mère, d'ailleurs –
ce sont autant de points de vue qui vont donner du relief au récit.
4° Tes mises en page (peut-être encore plus dans cet album) semblent échapper à tout systématisme. Pleines pages, absence de cases, gaufrier, strips… se succèdent et forment un ensemble d'une liberté et d'une vivacité éblouissantes qui ont pour finalité de servir au mieux le récit, sans jamais devenir ostentatoire. Ce travail sur la mise en page est-il une de tes préoccupations premières ? Écris-tu l'ensemble de ton scénario préalablement ou te laisses-tu guider par ton récit ? A quel moment intervient cette réflexion sur la mise en page ?
J'écris
d'abord un scénario avec des dialogues, des didascalies, mais il
manque tout l'aspect dramaturgique de l'écriture, et ça, ce sont le
découpage et le dessin qui vont l'apporter.
Ma
première préoccupation est d'avoir un scénario bien élaboré, ça
ne veut pas dire que je ne reviens pas dessus par la suite, mais ça
me tranquillise d'avoir cette première mouture sous la main.
Puis, je
fais un premier découpage, qui consiste à estimer le nombre de
pages nécessaires à telle ou telle séquence (une estimation qui
est en général en deçà de la réalité) puis un second découpage
pour mettre en forme chaque page, en tenant compte des doubles pages.
C'est là que tout prend forme, c'est l'étape du brouillon. Ensuite,
j'essaie de dessiner tout ça au propre en trahissant le moins
possible la spontanéité de mon brouillon, tout en le rendant plus
sophistiqué.
5° La Favorite est clairement situé en France en 1975/76, sous le mandat de Valéry Giscard d'Estaing. Tu y multiplies des éléments référentiels à une histoire commune : la présence du Président de l'époque lui-même, la boite d'allumette Gitane, Pif Gadget, Les enquêtes de Ludo, une publicité Dunlop de Raymond Savignac et même Max Pécas !... En quoi cet ancrage «français» et temporel était-il nécessaire à cet album ? Si j'ose : pourquoi Max Pécas ?
Je
dirais même plus, un ancrage seine-et-marnais plus que français !
Paradoxalement, tout l'enjeu du récit était de rendre cet ancrage
le plus universel et intemporel possible.
Je ne
sais pas si le récit aurait pu avoir lieu ailleurs, mais il fallait
en tout cas qu'il soit situé dans quelque chose que je connais et
que je comprends, de façon à lui insuffler un véritable sentiment
de réel.
Ces
éléments référentiels ne parleraient sûrement pas de la même
façon à un lecteur étranger qui aurait peu de connaissance de la
culture française... Tout le monde ne va pas forcément comprendre
la blague de Giscard d'Estaing qui quitte la scène en disant "Au
revoir"...
Quant
à Max Pécas, il est arrivé là un peu par hasard, suite à une
recherche de documentation (son nom apparaissait sur une Une du
journal le "Pays
Briard" de
1976) mais il symbolisait bien la contradiction d'une époque : cette
volonté de modernité ou de liberté de mœurs, finalement très
illusoire, face à une culture et une tradition qui plombent tout. Et
puis ce prénom, Max, tombait bien par ailleurs. C'est comme si
l'inconscient de Constance remontait à la surface !
6° Si tes albums de L'étouffeur de la RN 115 (2006) à La favorite (2015), en passant par Les larmes d'Ezéchiel (2009), se situent en France, ton travail graphique et narratif, voire musical, semble lui peu nourri d'auteurs français. On y perçoit souvent une parenté avec des œuvres américaines ou peut-être même autre. Peux-tu nous raconter ce qui t'a amené à la bande dessinée ? Quelles furent tes lectures inaugurales mais aussi celles qui peut-être encore aujourd'hui te fascinent (dans ou hors du champs de la bande dessinée)?
L'étouffeur
se situe dans une France complètement fantasmée. Dans le fond, ça
résume assez bien l'approche que j'ai eu de mon époque et de mon
lieu de vie, ou des diverses zones d'influence qui m'ont constitué :
je les ai pendant longtemps rêvées et réécrites, car je me
sentais incapable de m'inscrire franchement dans une culture précise,
certainement à cause de ma double nationalité (franco-brésilienne). Ça a dû jouer à un moment sur ma fascination pour la contre-culture américaine, qui était finalement destinée à tout un
chacun.
J'ai
beaucoup lu de bd franco-belge dans mon enfance, c'était la bd
disponible à la maison disons, la bd américaine (surtout
underground) c'est celle que je me suis appropriée. Le premier
auteur américain que j'ai lu, c'est Will Eisner. J'empruntais à la
bibliothèque les volumes du Spirit publiés par Futuropolis, puis
j'ai lu Maus,
de Spiegelman qui m'a ouvert sur toute la bd d'avant-garde :
Burns, Crumb, Panter etc. Plus tard, j'ai découvert toute la
génération post- Love
and Rockets,
les Julie Doucet, Daniel Clowes, Chris Ware, Chester Brown ou Joe
Matt et je ne m'en lasse pas d'ailleurs.
En
matière de musique, que je pratique à un niveau dilettante, pour le
coup, je n'ai jamais supporté la chanson française, j'ai pas mal
biberonné au blues rural et à la country primitive. Donc quand je
chante, c'est vers ça que je vais, je me sentirais un peu bouffon de
chanter en français, ce qui est probablement paradoxal.
Je ne
sais pas ce qui m'a décidé à faire de la bande dessinée, j'ai
toujours dessiné, des dessins très narratifs, souvent avec des
bulles de texte, mais ça n'est que vers 12-13 ans que j'ai
compris que je pouvais raconter des histoires avec des cases qui se
suivent.
Ce
qui est pathétique, c'est que c'est la lecture d'une page de bd
super mal dessinée et nulle, vue dans un fanzine mal photocopié,
qui m'a décidé à passer à l'acte, alors que j'avais passé mon
enfance à lire Fred, Franquin, Hergé, F'murrr, etc, comme quoi les
plus grandes influences ne sont pas forcément très prestigieuses.
Commentaires
Enregistrer un commentaire