Quelques questions à Elene Usdin à propos de René.e aux bois dormants, éditions Sarbacane, 2021

 Quelques questions à Elene Usdin à propos de René.e aux bois dormants, éditions Sarbacane, 2021



Avec René.e. aux bois dormants , l'artiste Elene Usdin nous propose une œuvre ambitieuse dont le graphisme éblouissant ne doit pas nous laisser sous-estimer les nombreuses ramifications de son récit.

On a rarement eu l'impression, à la lecture d'une bande dessinée, d'être confronté à autant de désir de mettre en images, de plaisir à trouver des formes pour mieux raconter.

Le résultat est un livre vertigineux, bouleversant, dont les nombreuses lectures ne cessent de se superposer.

C'est cette richesse dans l'utilisation du médium bande dessinée qui nous a donné l'appétence d'échanger avec l'autrice au parcours artistique si affirmé.

C'est avec une gentillesse et une passion notable qu'Elene Usdin a accepté de répondre à nos questions.




René.e aux bois dormants est votre première bande dessinée. Il faut rappeler que vous êtes depuis plusieurs années illustratrice et photographe (qui vous valut l’obtention du prix Picto de la jeune photographie de mode en 2006). Pouvez-vous nous raconter ce qui vous a incitée à vous confronter au médium bande dessinée ?


Ce projet est demeuré plusieurs années dans un tiroir. En 2000, alors que ma principale activité était l’illustration pour des albums jeunesse et la presse, j’ai commencé à écrire, pour moi, une histoire autour d’un homme qui tombait dans un profond coma, plongeant le lecteur dans son esprit, ses souvenirs, et sa quête pour renouer avec ses traumas passés. Cela s’articulait en conte écologique, avec un retour aux esprits des forêts. C’était très influencé par Myasaki, dont Princesse Monoké venait de sortir en France.

Très influencé aussi par David B et son Ascension du Haut mal. La plupart des personnages étaient déjà existant, Isba, les Aorens, le mangeur de lumière. Mais je ne trouvais pas d’issue, les enjeux, ni la problématique de mon récit. En 2017, mon fils, alors âgé de 18 ans, partait étudier à Montréal, il m’a reparlé de cette histoire que j’avais abandonnée, en me conseillant de la reprendre. J’étais alors davantage tournée vers la photographie, et l’idée de me remettre au dessin dans un projet très personnel m’a interpellée.

J’ai séjourné plusieurs mois à cette période entre Canada et États-Unis, où m’ont emmené mon travail photographique. Entre 2017 et 2019, j’ai repris ce récit en l’étoffant chaque jour un peu. Les rencontres, les paysages, les rêves et les émotions rencontrés durant mes voyages ont enrichi mon histoire. Les survivants de la rafle des années 60 ont été partiellement entendus et indemnisés fin 2017 au Manitoba.

Je découvre alors, séjournant au Québec, cette tragédie que je ne connaissais pas. J’étais bouleversée, profondément choquée par la violence de ces actes. Cette tragédie résonnait avec l’histoire que j’étais en train d’écrire, celle d’un homme, que l’on appréhende d’abord en petit garçon, qui part à la recherche d’un secret enfoui au fond de lui, mais aussi un conte écologique, animiste. Tout cela pouvait le rattacher à la culture de certaines tribus des premières nations américaines.



2° Dès l’ouverture, votre livre tisse des liens entre personnages réels et imaginaires. La frontière entre les deux éléments semble à chaque instant pouvoir céder, telles les splendides planches 20/21 qui nous font glisser de la géométrie urbaine aux plis « d’un mouchoir de poche géant ». Votre récit était-il écrit « avec précision » avant la réalisation graphique de votre ouvrage ou l’image a-t-elle été un élément d’appui de votre narration ?

J’avais, dès le démarrage du processus, une vision globale de mon récit, du début et de la fin. J’avais en tête aussi que la narration allait évoluer au gré des rêves du personnage de René puis de Judith, sa fille, et leur permettre de passer des seuils, de se transformer au sens propre, en chat, arbre, méduse, et au sens figuré, de passer des étapes dans la découverte de leurs identités respectives, et dans la découverte du passé traumatique de René. Pour autant, la première phase de construction du récit s’est faite par le dessin sans texte. J’avais des séquences très précises dans la tête. Notamment cette idée de ville vue du dessus qui ressemble à un mouchoir avec un motif quadrillé, et tellement grand que cela ne pouvait être que celui d’un géant, qui se mouche dedans et fait pleuvoir ses microbes sur les pauvres habitants de la ville. Dans l’histoire, il y a beaucoup de jeu autour du rapport d’échelle, comme cette histoire de mouchoir. C’est aussi ce qu’on peut retrouver dans Alice aux pays des Merveilles, qui s’amuse avec les changements d’échelle, grand, petit. C’est une symbolique du rêve, du surréalisme, assez riche à exploiter.


3° Le point de départ de votre livre est extrêmement « réaliste » (et touchant) : la perte de repères d’un enfant (René), dont les origines et la culture amérindienne lui ont été occultées. C’est lors d’évanouissements qu’il semble renouer avec une culture populaire et mythique. Ainsi vont apparaître l’extraordinaire personnage d’Isba, les Aorens, l’Ogre… Pour quelles raisons avez-vous décidé d’aborder ce thème en vous démarquant de la simple ligne « documentaire » ? 

Pourquoi ce récit « en tiroirs » ?

L’histoire est née immédiatement comme un voyage en plongée dans les rêves d’un petit garçon qui avait la fâcheuse tendance à s’évanouir. Le pourquoi et le comment sont venus ensuite. Et la part de la réalité comme une couche supplémentaire plus tardive. C’est le récit d’un homme au crépuscule de sa vie, qui se remémore ses souvenirs d’enfance et plonge dans ses cauchemars. Il m’a semblé évident que c’était une histoire proche de la fable, du conte, qui tirerait sa force par la symbolique de l’imaginaire, plutôt que d’une confrontation direct avec la réalité, et d’un style documentaire qui, de toute façon, n’a jamais été ma façon d’aborder la vie, et mes projets, tant en photos qu’en peinture.



4° Sur la quatrième de couverture de votre livre Elene Usdin Stories paru en 2013, vous écriviez « Mes photographies (…) sont parfois la dernière étape d’une longue réflexion : dessiner mes rêves éveillés, puis créer les costumes, et les décors nécessaires à ces mises en scène. » . Vos mots semblent pouvoir faire écho à votre travail d’autrice de bandes dessinées aujourd’hui. Sauriez-vous évoquer les similitudes -et peut-être les écarts- entre votre travail sur René et votre travail de photographe ?

Effectivement, à force de travail éparpillé dans différents domaines de création, en peinture, vidéo, photo, il m’a été pendant longtemps difficile d’avoir une vue globale sur mon travail. Mais il semble que des thèmes soient récurents, et c’est d’autant plus visible en mettant en parallèle mes photographies et mes dessins de René, comme lors de la belle exposition à Bastia, à L’Arsenale, dans le cadre de BD à Bastia, qui est visible jusqu’au 7 mai 2022. Le sommeil, l’inconscient, le rêves, la déconnexion, la perte de contrôle et la place du jeu et de la transformation font partie intégrante de mon travail. La question du genre et de la représentation du corps également. Tant dans la narration de René que dans mes photos.

Je puise par ailleurs mon inspiration largement dans mes rêves, peu importe la nature du projet final.



5° L’immense qualité de votre livre est que malgré la beauté de votre univers graphique, les strates du récit nous captivent, s’unissent, pour ne plus former qu’un ensemble d’une grande cohérence. L’image se montre, mais invite également à se plonger dans la suivante. Quelles ont été les techniques utilisées pour réaliser l’ouvrage ? Travaillez-vous la planche dans son ensemble ou case par case ? Combien de temps a nécessité la réalisation d’un tel livre ?

Cela a été une grande première pour moi de me confronter à la narration. Je l’ai prise avec curiosité et passion! J’ai lu quelques livres sur "comment écrire un scénario", mais je me suis surtout rappelée tout ce que j’aime au cinéma, et en bande dessinée. De Lynch à Fellini, de David B à Mizoguchi. J’ai relu Quartier lointain et le testament de mon père. C’est un maitre de la narration, ce perpétuel va-et-vient entre passé et présent. Je voulais me confronter à ce qu’était la temporalité en bande dessiné, et les biais que d’autres avaient pu utiliser. Même si je suis très éloignée du maitre japonais, il reste une référence ultime pour moi !

Je pense que l’enjeu était de taille, étant une grande fan de BD je ne m’étais jamais autorisée à me dire que je pouvais aussi tenter l’expérience de la narration. J’ai conçu l’histoire d’abord dans sa globalité, pour rentrer petit à petit dans le détail de chaque séquence, puis est venu l’étape du montage, qui m’a pris beaucoup de temps.

J’avais mon chutier, toutes mes scènes et séquences dessinées en croquis, et je les ai étalées au sol, au mur, et je les ai organisées, j’ai supprimé toutes les scènes qui se révélaient inutiles pour l’avancement de l’histoire. Je dégrossissais à certains endroits, mais je rajoutais ailleurs. C’était passionnant, je me réveillais le matin avec une illumination, et la conviction que telle scène avait sa place ici et pas là. Ma motivation était celle de créer une attente, une curiosité pour le lecteur, qu’il ait envie de tourner chaque page pour découvrir où je voulais l’emmener, jusqu’à la révélation finale.


6° L’ensemble de votre univers visuel se révèle mouvant, constamment en mutation. Les cernes qui pourraient délimiter les éléments en présence sont quasi absents. Pouvez-vous ne parler de votre intérêt pour cette « fragilité » des motifs ?

Mmmm... J’aime beaucoup écouter des émissions et podcast de vulgarisations scientifiques, notamment sur la physique quantique, les champs gravitationnels, et les champs ondulatoires. L’idée que notre réalité ne ressemble pas à ce que nous montre nos yeux, que les expériences de pensée peuvent amener notre cerveau à voir notre vivant autrement, est quelque chose que j’expérimente en tant que profane. Mais qui fait naître en moi des images poétiques.

Je traduis les explications scientifiques sur l’intrication quantique, l’entropie, les trous noirs, ou la superposition d’état en mécanique quantique par un langage visuel visionnaire. Je pense que les personnages des Aorens qui communiquent entre eux par ondes, ou encore la perméabilité des choses entre elles, sont nées de là, d’une compréhension « à côté » de phénomènes scientifiques.

L’ogre mangeur de lumière est une représentation symbolique des trous noirs. La perméabilité des motifs et des formes vivantes entre elles est une vision d’une expérience de pensée de notre réalité, un champ d’ondes qui se côtoient, se transforment au contact les unes des autres. En élargissant l’idée, il est très beau d’imaginer notre monde comme quelque chose de toujours fluctuant, mouvant et transformable. Et c’est tellement moins rigide et ouvert !



7° Votre ouvrage semble empli de références à des univers picturaux ou littéraires existants. Pouvez-vous nous citer quelques auteurs (artistes, écrivains…) qui revêtent une importance particulière à vos yeux ou que vous voudriez nous inviter à découvrir ?

Beaucoup au cinéma, David Lynch et Fellini, que je cite plus haut. Buñuel, mais aussi Bertrand Mandico, sont pour moi des références tant picturales que narratives. Depuis mon enfance je suis obnubilée par la peinture et comment les peintres peignent. Je me souviens d’expositions à Beaubourg, toute petite, vers 8 ans, à coller mon nez sur les peintures pour voir comment c’était fait ! les couches, les transparences, les traces du pinceau.

Mes références ultimes de la traduction de la lumière, de la couleur et de la texture en peinture sont Bonnard, Félix Vallotton, Vuillard, David Hockney et Alice Neel. Récemment, j'ai vu l’expo de Baselitz à Beaubourg qui m’a provoqué un choc puissant. Mais aussi je voue un culte à Otto Dix et Francis Bacon. J’aime les photographies de Cindy Sherman et Nan Goldin. En bande dessinée, j’aime Blutch, David B et Crumb, David Clowes et Charles Burns.




Nous ne sommes pas pour les palmarès, les classements, notes... Nous souhaitons juste avec LeCoin de la Limule partager notre passion pour les auteur.e.s.

Nous voulions cependant mettre particulièrement en avant une artiste qui nous a offert notre lecture la plus intense de cette année 2021 : Elène Usdin avec son livre René.e aux bois dormants.

Nous inaugurons ainsi la première Limule d'Or de notre existence.



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