Quelques questions à Vincent Vanoli à propos de La grimace, éditions l’Association, 2021


La Grimace - Vincent Vanoli - éditions l'Association-2021

Vincent Vanoli revient sur les chemins de son enfance avec La grimace, publié aux éditions L’Association en ce mois de mai 2021. Si on suit avec passion son parcours depuis le milieu des années 90, et que nombre de ses œuvres nous ont impressionnées par leurs singularités graphique et narrative (citons L’usine électrique, Sentiers battus ou plus récemment Rocco et la Toison ou Simirniakov), dès notre première rencontre avec La Grimace, on ressent l’originalité et la pertinence de ce nouveau projet.

La rue Thiers, « Si mes souvenirs de ce temps-là sont si incertains, c’est parce que j’étais alors trop occupé à faire face à la GRIMACE ». C’est par ces mots que s’ouvre ce livre de mémoires, récit tout autant autobiographique que portrait d’un collectif.

En 70 planches, Vincent Vanoli s’emploie à décortiquer sa vie familiale à Longwy, ville ouvrière dont le « petit théâtre » semble s’émietter face à la crise que subit l’industrie sidérurgique dans le bassin lorrain.

L’auteur arpente ces terres qui l’ont façonnées, y revit différents épisodes de son existence, nombre de sensations enfouies en lui. Se représentant sous la forme de l’adulte qu’il est devenu, il assiste en tant qu’acteur, mais aussi spectateur, au spectacle de ce petit monde qui reprend vie.

Dans ses planches grouillantes de détails, le dessinateur se plaît à évoquer les architectures organiques, des jardins où « tout est gris, brun et sale », des odeurs de l’usine qui « s’immiscent silencieusement » dans le moindre espace, mais aussi les visages déformés par différentes grimaces. Il y a « la grimace de la honte. Il y a la grimace de la moquerie. Celles de la colère et de la douleur. ». Son trait charbonneux, aux déformations assumées, invente un univers en constante mutation. La géographie des lieux semble se confondre avec l’évocation des espaces les plus intimes.

Avec La grimace, Vincent Vanoli ramène à la vie un monde qui semble vivre à l’écart de la société « nouvelle » et dont les derniers balbutiements étaient programmés. L’histoire de ce passé de la classe ouvrière, il nous y promène avec une mélancolie et une tristesse qui ne se départit jamais pour autant d’un attachement à ce terreau qui l’a constitué.

La grimace, par la beauté de son graphisme et l’acuité de son écriture, échafaude un univers tout autant bouleversant que pertinent. On ne se départit pas aisément d’une telle puissance de lecture.

C’est avec une grande gentillesse que Vincent Vanoli a accepté de répondre à nos questions. Qu’il en soit ici remercié.

 

1° La grimace n'est pas votre premier ouvrage autobiographique. Pourtant, il me semble que ce livre revêt une importance toute particulière dans votre œuvre. Quelle était votre intention en abordant ce projet ?


J'ai déjà dessiné des récits évoquant mon enfance, chez Ego Comme X dans « Sentiers battus » et « Pour une poignée de Polenta » ou à L'Association dans des histoires du « Côté Obscur du dimanche après-midi ». Je reviens parfois en rêve dans ma maison d'enfance et je voulais à nouveau y revenir, c'est un processus « spiralaire ». Je voulais que ce nouveau récit soir teinté à la fois de souvenirs précis et de cet aspect onirique, qu'il soit aussi l'occasion cette fois de consacrer toute l'histoire à l'enfance et à l'adolescence, pour ausculter ce qui a pu être la base de mon esthétique en bande dessinée, selon les décors et le contexte socio-économique qui ont été ceux de mon enfance et les événements divers.


La Grimace - Vincent Vanoli - éditions l'Association-2021


2° Dans votre livre se mêlent votre représentation physique d'adulte aujourd'hui à vos souvenirs d'enfance dans votre région natale. Ainsi, le ton semble être nostalgique tout en étant distancié, comme si vous étiez observateur/témoin tout autant qu'acteur de votre propre mémoire. Qu'est-ce qui a décidé ce choix d'un récit non-linéaire ?


Je ne voulais pas faire de fiction mais plutôt un mélange entre de la fiction, de l'autobiographie et de la fantasmagorie, ça m'arrangeait de pouvoir faire coïncider les différents souvenirs, souvent transformés ou synthétisés avec de la réalité sociale. De me représenter adulte revisitant cette période apportait un côté burlesque évident et l'humour devait avoir sa place. C'est moi adulte qui revit les passages de mon enfant car de me replonger dans cette période était de toute façon nostalgique, je voulais me moquer de la tentative littéraire de vouloir revivre le passé. De me représenter en adulte archétypal me permettait aussi d'avoir le même personnage tout au long de l'histoire, même si les souvenirs correspondaient à des temps différents.


3° Chacune de vos planches possède un titre propre : L'orage, Le visage de la foule, Silence, Adieu Cloclo, … Ces titres sont-ils programmatiques de votre page à venir ou viennent-ils en fin d'élaboration ? Que rajoute selon vous le fait de nommer chacune de ces compositions ?


C'est venu en fin de travail, ça donne un aspect littéraire et permettrait à celui qui voudrait aussi de changer l'ordre des chapitres. Chaque page peut aussi se lire comme un petit poème.


La Grimace - Vincent Vanoli - éditions l'Association-2021


4° Déjà dans Jean-Pierre, publié par les éditions Futuropolis en 1989, certains de vos personnages arboraient des nez enroulés sur eux-mêmes. Cette caractéristique graphique se poursuit à travers toute votre œuvre et semble désormais faire sens en s'apparentant à la Grimace évoquée dans votre nouvel ouvrage. Vous semblez même nous révéler l'origine de votre geste en évoquant votre découverte du travail du peintre James Ensor, notamment en nous donnant à voir sa célèbre Entrée du Christ à Bruxelles. Pouvez-vous nous parler de votre attrait pour cette déformation physique et en quoi ce titre de La Grimace était une évidence pour vous ?


Le passage avec Ensor est imaginé, je n'ai pas découvert Ensor comme ça, mais ça s'est bien intégré dans la partie où j'accompagne mon père lors de cette visite à la propriétaire du jardin qu'il voulait acheter. Ça ne me gêne absolument pas d'intégrer de la fiction à la restitution de souvenirs réels. J'ai procédé comme ça dans tout le livre, aucun ou presque des passages n'a été vécu précisément ainsi. Il fallait que je condense les choses, que je les synthétise, par la même opération à laquelle l'esprit procède quand on rêve.

La déformation s'articule avec la grimace qui est celle de l'enfant découvrant la réalité complexe du monde et qui hésite en grimaçant à y pénétrer pour en jouer le jeu, celui du monde, de la société.

Fondamentalement, je crois que j'en suis resté à vouloir, tout au long de mes histoires, faire référence à ce moment clef dont tous les enfants, jeunes adolescents, font l'expérience à cet âge, où on découvre petit à petit que le monde « idéal », innocent, est en fait en trompe-l’œil, plein de contradictions, de complexité et que moi-même j'étais fait de ça. Je ne m'insurge pas contre « un monde méchant », je veux juste raconter comment se fait l'expérience de la découverte de ce monde compliqué qui pour moi a été fondateur. Comment y trouver sa place, comment trouver les armes pour s'en défendre et y participer. Pour moi, c'est le refuge dans les créations de l'imagination qui m'a aiguillé. Les livres, les peintures, le cinéma permettaient non seulement d'échapper à l'angoisse de cette expérience mais aussi comme elle traduit le monde, de mieux le comprendre, l'appréhender et de se sentir moins seul, car tous les artistes traduisent leur rapport difficile au monde, par leur art qui est une sorte de grimace, de réaction à la confrontation avec celui-ci.


La Grimace - Vincent Vanoli - éditions l'Association-2021


5° Dès la première page, vous écrivez « Occupant l'espace resserré entre les bords de la fenêtre et les rideaux, me voilà dans le temps arrêté de la rue Thiers. » Vos planches, à la beauté confondante, nous permettent de nous immerger dans le moindre détail de ce monde grouillant mais qui semble pourtant déjà figé, voué à disparaître. Votre ville d'origine, Longwy, en devient un personnage mouvant, sinueux, qui semble totalement faire corps avec votre récit. Comment avez-vous travaillé ces environnements afin qu'ils ne soient jamais considérés comme de simples décors ?


Ils sont vivants, dans mes rêves et ma mémoire. Aujourd'hui, les lieux ont pourtant bien changé. Les usines ont été rasées. Mon trait noir et mes matières, sales et grises, font revivre cette ambiance générale. Les déambulations des personnages contribuent aussi à les rendre vivants car le lecteur parcourt à nouveau ces rues, ces endroits, par la lecture, par le mouvement des yeux grâce aux chemins tracés dans les pages. Les décors sont bien réels comme je les ai dessinés, à l'exception de la maison, véritable personnage, ventre central de l'histoire que j'ai transformée pour qu'elle devienne une maison de conte, quand je la rêve aujourd'hui certaines nuits, elle est mouvante, des donjons lui poussent, un étage supplémentaire, une galerie à l'extérieur apparaissent parfois. Ces décors devaient revêtir l'apparence du mythe.


6° Vos teintes charbonneuses font avec force écho au passé sidérurgique de la ville de Longwy. Pouvez-vous nous expliquer les outils et techniques que vous avez utilisées afin de réaliser votre ouvrage ?


Encre de Chine, craie noire, frottement avec les doigts et souvent rehauts de blanc à la gouache. Je pense qu'on peut comprendre que cette technique vient directement de mes souvenirs sensibles de ces lieux industriels de mon enfance. J'ai besoin du contact organique avec les outils, les matières, comme j'avais ce contact avec la terre, les bâtons, les orties dans mon jardin, où je passais mon temps à aller en exploration en imaginant des scénarios d'aventures. Mon désir d'histoires vient de cette époque de découvertes dans le bois de peupliers près de la maison, de chemins tracés dans les orties, de cabanes, de moments sous les escaliers à tester l'obscurité. L'esprit s'envole.


7° Vous avez travaillé avec quelques uns des éditeurs les plus intéressants de ces trente dernières années : L'Association bien sûr, mais aussi Les Requins marteaux, Ego comme X, 6 Pieds sous terre... Avez-vous des auteurs de bandes dessinées qui revêtent une importance particulière à vos yeux ?


Olivier Josso Hamel a inspiré ce livre, dans sa BD Au travail, il analyse ce qui, dans son enfance, l'a amené esthétiquement et viscéralement à la bande dessinée. J'ai pensé à Stevenson aussi, à Gombrowicz aussi dans son refus de la forme, ce qui correspond bien à mes personnages qui semblent souvent « mal finis » ou ne sachant pas très bien comment prendre forme, socialement, humainement, par rapport à la société qui les entoure, ou encore à Proust. Dans ma réalisation dessinée, je sais aussi que Crumb ou David B. m'accompagnent, sans doute Woody Allen aussi, qui ne peut s'empêcher de se moquer de lui-même tout en traduisant ses angoisses. Sinon, dans un récit sur l'enfance, ce n'est pas tant une espèce de réalité qui doit importer mais plutôt une authenticité, même si elle se teinte de fantasmagorie ou de réagencements de ce qui est rapporté. Ce qui importe, c'est aussi la manière personnelle dont l'auteur essaie de mettre ça en forme. Ici, je crois même qu'en prenant des libertés quant à une certaine authenticité des événements, j'ai été tout aussi authentique en acceptant ce que le temps provoque comme distorsion à la mémoire. Ce qui reste authentique, c'est cependant le contexte économique de la crise de la sidérurgie qui a affecté la région à cette époque. Toute la région a elle-aussi tiré une autre grimace devant l'évidence, implacable, des temps qui changeaient.

Au travail (tome 1) - Olivier Josso Hamel - éditions l'Association


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