Quelques questions à Lucie Quéméner, concernant Baume du tigre (éditions Delcourt / Mirages – 2020)

Quelques questions à Lucie Quéméner, concernant Baume du tigre (éditions Delcourt / Mirages – 2020)




Publiée en juin 2020, Baume du tigre est la première bande dessinée de la jeune autrice Lucie Quéméner. Auréolé du prix France Culture BD des étudiants visant à mettre en avant le travail d’un auteur émergent, le livre surprend non seulement par sa thématique peu usitée mais également par son ambition graphique et narrative. Le récit met en lumière les parcours de quatre sœurs issues de l’immigration asiatique, partagées entre le respect pour la culture dont elles sont issues et la volonté de s’en émanciper. Refusant d’offrir un récit linéaire, l’autrice mêle avec brio les destins croisés de plusieurs générations de femmes dont chacun semble infuser les autres.

De page en page, elle n’hésite pas à varier ses compositions, ses mises en pages mais également à nous offrir des pages intimes et contemplatives d’une troublante beauté. C’est en maniant tous les moyens offerts par le médium bande dessinée que Lucie Quéméner parvient à inventer un récit des plus poignants.

C’est la richesse de ce travail qui nous a donné l’envie de poser quelques questions à l’autrice, afin que celle-ci nous parle de ce livre empli de personnages magnifiques.

Nous tenons à remercier Lucie Quéméner pour la gentillesse et la générosité dont elle a fait preuve lors de nos échanges.



1° Baume du tigre est votre première bande dessinée publiée. Pouvez-vous nous raconter les intentions qui étaient les vôtres en vous lançant dans la réalisation de cet ouvrage ?


J’avais de nombreuses intentions que j’ai essayé de recouper au mieux.

Le principe était de faire une sorte de post-« récit de migrant » : là où la vie des immigrants est souvent racontée par le moment où ils quittent leur pays et traversent une frontière, je voulais évoquer au contraire la vie une fois dans un pays d'accueil, et surtout les conséquences de cette immigration pour les générations suivantes.
C’était aussi l’occasion de parler de culture chinoise, dans le fond plutôt que la forme, vue de l’intérieur, par des personnages chinois plutôt que par des occidentaux en voyages, ou un paysage chinois seulement en guise de toile de fond exotique.

Bien avant l’idée de ce projet, je voulais depuis longtemps écrire un récit déterministe où les actions des personnages trouvent leurs causes dans les actions de leurs ancêtres et c'est ça qui a construit la manière dont je voulais représenter des choses : l’immigration mais aussi l’émancipation féminine. Je voulais montrer que la tentative des sœurs de s’affranchir de l’autorité patriarcale de leur famille n'est pas quelque chose qui « briserait » leur déterminisme, bien au contraire, mais qui est issu d’une volonté préexistante depuis des générations.
Certaines visions du féminisme le présentent comme quelque chose qui devrait se faire en rupture totale avec l’héritage culturel des femmes concernées qui devraient alors abandonner le peu qui leur reste de leur pays d’origine. Je voulais que ça ne soit pas le cas dans mon récit, et que l’envie d’émancipation soit presque une tradition familiale autant que le reste !



2° Votre livre s’intéresse de façon croisée à la vie d’une famille issue de l’immigration asiatique à travers trois générations. Lorsqu’Edda annonce à son grand-père qu’elle a reçu sa lettre d’admission lui ouvrant la porte de la Haute École de Médecine, celui-ci, au lieu de se réjouir, s’exclame : « Tu préfères utiliser tes ressources pour nourrir ton ego ! (…) plutôt que notre communauté. ». Pouvez-vous nous parler de cette notion de « communauté » que l’on entend souvent associée à la population asiatique et en quoi elle se révèle, dans votre ouvrage, un des éléments porteurs de conflits entre les différentes générations ?


La notion de «communauté», quand elle concerne la diaspora chinoise, est un vaste sujet qu’il serait difficile de traiter de manière exhaustive, et qui est d’autant plus délicat que la «communauté asiatique» peut vite devenir un fourre-tout essentialisant qui présente ses membres comme une grosse masse laborieuse et docile, voire même l’expression du fantasme raciste d’un réseau chinois qui envahirait sournoisement la France et le monde.

Pour beaucoup d’immigrés de la première génération, ne parlant pas français, victimes de racisme, se tourner vers des gens originaires du même pays qu’eux, et vers leur famille avec laquelle ils ont immigré est pourtant une solution logique, et parfois la seule solution.
De plus, bien que l’aspiration et la revendication de plus de libertés individuelles soit une vraie tendance de fond partout, l’importance de valeurs comme le dévouement à la famille et au groupe de manière générale est quelque chose qui trouve beaucoup d’ancrages dans la culture chinoise.


Ici, en l’occurrence, la communauté évoquée par Ald, le grand-père de Edda, est aussi utilisée comme synonyme du clan familial, une chose que Ald oppose aux envies de réalisation personnelle d'Edda, bien qu’elles n’aient pas nécessairement à être opposées comme le montre la suite du récit. A mon sens, c’est cet équilibre entre l’importance de la piété filiale et du dévouement à la famille, versus l’envie d’accomplissement personnel qui est porteur de conflit entre les générations, ou du moins entre Ald et Edda.
Plus simplement, en temps que 3e génération d’immigrés, je ressens le poids des sacrifices qu’ont dû faire mes parents et mes grand-parents pour me permettre de réaliser ma vocation. Mais c’est une telle responsabilité que justement, je ressens le besoin de faire quelque chose que validerait ma famille aussi, comme pour «honorer» les sacrifices qu’auraient fait mes ancêtres pour m’offrir la vie que j’ai. C’est cette contradiction que j’ai voulu raconter dans Baume du tigre.


3° Pouvez-vous nous expliquer le choix de ce titre, Baume du tigre ?


Le titre est en fait ce qui m'a donné l’idée d’écrire ce projet ! Le baume du tigre est donc un produit de pharmacopée chinoise qu’on trouve couramment en France et dans de nombreux pays. C’est un produit que beaucoup de Français connaissent. Je trouvais que ce produit symbolisait bien la diaspora chinoise, et comment la culture chinoise peut être soluble dans d'autres cultures et d’autres pays, tout en faisant écho à la médecine et à la médecine traditionnelle chinoise évoquées dans le livre.


 


4° Vous abordez de nombreux sujets de société dans votre ouvrage. Pour autant, il ne faudrait qu’une des grandes révélations de votre travail réside dans votre travail formel. Votre narration s’absout du linéaire, préférant adopter une découpe en chapitres avec force ellipses et changements de personnages. Pourquoi ce choix narratif ?

 

Je voulais exprimer l’idée que nous sommes persuadés d’agir de nous-même, que les personnages des sœurs sont convaincues que leur mère et les autres femmes sont aliénées par l’autorité du grand-père et qu’elles-mêmes sont les premières à avoir l’idée de partir, et il me semblait important qu’au moment de la fugue des sœurs, le lecteur ignore les mêmes choses qu’elles; mais qu’il découvre plus tard, comme Edda quand elle discute avec sa grand-mère, toutes les choses qui ont amenées à ladite fugue.

J’ai l’impression que beaucoup de secrets familiaux restent justement secrets longtemps, et que des enfants peuvent apprendre des choses qu’ils ignoraient sur leurs parents des années plus tard, après leur mort, voire jamais. Je pense qu’une histoire familiale n’est jamais qu’un grand récit commun, mais aussi la somme des choses que les membres de cette famille n’ont jamais raconté aux autres.


De manière générale, je pense que la temporalité et les points de vue sont des outils qui méritent qu’on en explore les possibilités !


5° Graphiquement, vous nous offrez de majestueuses planches composées de paysages frôlant parfois l’abstraction, mais aussi des scènes domestiques où les éléments qui les composent sont emplis d’une grande beauté. Pouvez-vous nous parler de la technique employée pour votre travail ?


J’ai tout dessiné au porte-mine sur des planches A3. Je trouvais que le rendu s’accordait bien avec le ton assez doux et calme du récit, et évoquait aussi quelque chose d’un peu passé comme des vieilles photos en noir et blanc.

Mais pour mon premier album, je voulais aussi travailler avec une technique avec laquelle j’étais déjà suffisamment à l’aise. Le porte-mine est aussi un médium facile à manipuler, peu salissant, peu coûteux, trouvable partout, bref, pratique, et ces considérations prosaïques m’ont semblé néanmoins importantes, étant donné que c’était mon premier album et que j’avais 256 planches à faire.



6° La composition de vos planches est extrêmement variée, alternant différents types de compositions. Si vous avez parfois recours au classique « gaufrier », vous n’hésitez pas à changer totalement de structure en intégrant de larges espaces blancs (page 35), des pages aux allures de strips (page 44) ou des marges importantes avec des cases réduites (page 51).  Dans les trois exemples cités, pouvez-vous nous dire ce qui guide vos choix de compositions ?


J’ai considéré le gaufrier de 9 cases comme une sorte de base neutre tout au long de l’album, dont je pouvais m’éloigner en fonction des situations.


Dans la page 35, j’ai voulu représenter Minna, la grand-mère, faire la vaisselle après le repas de toute la famille. Je voulais au début du récit la représenter perpétuellement en train de s’affairer à des tâches ménagères, en arrière-plan des disputes et des interactions entre les personnages, pour mieux amener ensuite que malgré ses activités peu enrichissantes, Minna a eu elle aussi des ambitions et des projets. Dans cette page, je voulais simplement évoquer une sorte «d’épilogue» de la scène de la dispute à table, tout en accentuant, avec le blanc qui sépare la scène précédente du moment où elle fait la vaisselle, l’idée que personne ne fait très attention à la grand-mère, que tout le monde est déjà en train de vaquer alors qu’elle a encore tout les reliefs du repas à nettoyer, qu’elle est assez isolée du reste de la famille.
Dans la page 44, Ald, en conflit avec ses petites-filles, va chercher conseil et appui auprès des autres membres de la famille. Je voulais accentuer l’idée qu’il avait des conversations un peu furtives, isolées, dans un coin de la maison différent à chaque fois, un peu comme un homme politique s’arrangeant avec des parties différentes par exemple, en présentant donc ces trois scènes très séparées les unes des autres. Je voulais, avec la première bulle au dessus de chaque strip, essayer d’introduire chaque petite scène par un dialogue comme le font de nombreuses transitions cinématographiques où le son ou le dialogue précède un changement de plan et de scène.

Dans la page 51, on voit un certain laps de temps, plusieurs jours, voire semaines qui s’écoulent en une seule page. Je voulais montrer de manière résumée des moments de la vie quotidienne de la famille, des moments que j’ai déjà montrés, pour évoquer l’idée de répétition, et j’ai utilisé des petites cases très espacées comme pour évoquer les feuillets d’un calendrier par exemple, ou plus largement la durée du temps qui s’étire en dehors des scènes que l’on voit dans les cases.


7° A la lecture de Baume du tigre, on pense parfois au travail graphique de Joanna Hellgren (éditions Cambourakis) mais aussi aux livres très « picturaux » des éditions Fremok. Est-ce une « filiation » qui vous paraît légitime ? Pouvez-vous nous citer quelques auteurs qui ont une importance particulière à vos yeux ?


J’ai été très marquée par le travail de Joanna Hellgren, aussi bien dans le graphisme que dans la narration. Les livres de Fremok n’ont pas été des inspirations directes et conscientes mais ce sont des ouvrages que j’admire beaucoup et ils ont sans nul doute contribué à la manière dont j’ai abordé mon album. Je citerai aussi Mathilde Van Gheluwe et Valentine Gallardo en ce qui concerne le dessin. Je pense aussi avoir été marquée par les albums de nombreux auteurs comme par exemple Ulli Lust, Gipi ou Shaun Tan entre autres.
J’ai aussi pensé en écrivant Baume du tigre à des films comme Mustang ou Foxfire qui racontent aussi l’histoire de groupes de filles, et à des romans comme Beaux seins, belles fesses de Mo Yan qui présente là aussi une famille chinoise sur une longue période, et où 7 sœurs portent des noms presque similaires, ou encore par l’ambiance et l’impression d’intemporalité des romans de Milan Kundera. 




 

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