Quelques questions à Alex W. Inker concernant Un travail comme un autre (éditions Sarbacane 2020) :

 Quelques questions à Alex W. Inker concernant Un travail comme un autre (éditions Sarbacane 2020) :

 


On a découvert le travail d’Alex W. Inker en 2016 avec le surprenant Apache, récompensé par le Prix SNCF Polar 2017. Dès cette publication, on a été séduit par la maturité graphique et narrative de cet auteur. C’est aux éditions Sarbacane qu’il continuera à publier ses ouvrages suivants avec une régularité qui force le respect : Panama Brown Al Brown en 2017 et l’immense Servir le peuple en 2018. Chacun de ces ouvrages fut la confirmation qu’un grand auteur était en train de se révéler devant nous.

En ce premier semestre 2020, Alex W. Inker nous revient avec un imposant pavé de 173 pages dans lequel il se confronte non seulement à l’imaginaire de l’Amérique de la Dépression -immortalisée dans nos mémoires par John Steinbeck ou Dorothea Lange- mais également à l’adaptation d’un roman de la prometteuse Virginia Reeves.

L’ouvrage offert est non seulement un objet magnifique -merci aux éditions Sarbacane- mais impose sa force page après page. On est happé par l’incarnation physique des personnages et des lieux comme rarement dans une bande dessinée. Si Roscoe est hanté par sa fascination pour l’électricité, mais aussi par son incapacité à se « ranger », c’est tous les moyens employés par Alex W. Inker qui sont emplis de cette même adrénaline, de cette même volonté incessante d’avancer.

Pour autant, cet aspect extrêmement physique du travail de l’auteur ne se départit jamais d’une sensualité déchirante des corps, ainsi que d’une nécessaire contemplation des décors qui les accueillent.

Un travail comme un autre est un livre incarné, bouleversant, dont l’humanité sous-jacente irradie les moindres pages.

 

C'est cette émotion qui nous a donné envie de poser quelques questions à Alex W. Inker. 

Merci à lui de s'être prêté à cet exercice. 

 


 

1° Votre bande dessinée est une adaptation du premier roman de Virginia Reeves (couronné du prix Page/America en 2016). Pouvez-vous nous raconter comment s'est faite la rencontre avec cet ouvrage et ce qui vous a donné envie de vous y confronter ?



Tout simplement ! Je roulais en voiture en écoutant la radio, et je suis tombé par hasard sur une chronique littéraire. La journaliste était dithyrambique ! Je suis aussitôt allé le commander à Au temps lire, mon petit libraire de quartier, à Lambersart, histoire de me faire mon opinion.

Le résumé m’avait interpellé et effectivement l’histoire m’a beaucoup plu, les partis pris par Virginia Reeves, et je savais d’avance qu’elle plairait à mon éditeur.

Je ne pensais pas forcément à moi, je me disais que peut-être il aurait un dessinateur à placer sur cette adaptation, mais il me l’a proposée, j’avais déjà des tas d’images en têtes.

 

2° Si on compare les deux ouvrages, on remarque des différences notables dans le récit. Non seulement dans son déroulement (vous abandonnez la narration alternée au profit d'un récit suivant la chronologie des faits), mais également dans les faits racontés : ajout d'une séquence d'ouverture contant la rencontre entre Roscoe et Marie, et d'un somptueux final (que je ne révélerai pas) qui diffère notablement de celui imaginé par Virginia Reeves. Pouvez-vous nous préciser ce qui a motivé ces écarts par rapport au roman d'origine ? Savez-vous si Virginia Reeves a eu l'occasion de lire votre bande dessinée ?



Elle l’a lue. Et n’a pas le moins du monde émis de critiques face à ces modifications. Ce qui m’a fait infiniment plaisir.

Concernant les changements, déjà nous sommes face à deux médiums différents avec des rapports à la narration eux très différents. Ma conception de la bande dessinée, du moins celle que je pratique et que j’ai envisagée pour cette adaptation, la rapproche beaucoup du théâtre, un petit théâtre de papier portatif. Virginia tisse tout au long de son roman des liens avec la tragédie. J’y voyais donc quelque chose de très théâtral : une ouverture, des actes, un final. Un nombre de personnages restreints, stéréotypés. Un chœur, la famille de métayers. Je pensais beaucoup à La Nuit du Chasseur de Charles Laughton en travaillant. Un décor à la fois très simple et très travaillé, en trompe-l’œil.


3° Le contexte de l’Amérique de la dépression est rendu tangible par votre graphisme tout au long du livre. Pourtant, vous ne semblez pas avoir recours à une reconstitution "documentaire" de cette époque. En outre, de nombreuses planches comportent de somptueuses représentations de champs de maïs ou de coton, mais aussi de sous-bois à la vertu ornementale évidente, évoquant avec force un environnement aussi contemplatif qu'étouffant. Qu'elles étaient vos intentions graphiques en abordant cet ouvrage ?



Et pourtant ! Alors que je composais ce décor en trompe-l’œil, je me nourrissais de documentaires — Dorothea Lange, James Agee, Walker Evans, Erskine Caldwell et Margaret Bourke-White, Studs Terkel, etc. — pour que derrière toute cette machinerie d’ornementation, ça sonne vrai.



4° Vos planches mêlent des cernes noirs extrêmement prononcés à d'autres dont les teintes ont été atténuées. Les aplats orange, mais aussi les trames, semblent "sculpter" chacune de vos cases. Le tout nous offre un résultat étonnamment organique. Pouvez-vous nous expliquer quelles sont les différentes étapes techniques employées pour mettre en image cette histoire ?



J’ai mode opératoire très traditionnel un peu old school même : découpage préalable dans un carnet, crayonné au bleu, encrage au pinceau et à la plume, mise en couleur informatique, ajout de trames pour les ombrages et teintes. Plus haut, je parlais de La Nuit du Chasseur. Dans ce film, on voit les ficelles, on est dans un conte, pourtant on tremble devant le pasteur fou interprété par Robert Mitchum. L’autoreflexivité d’un médium, c’est quelque chose qui m’intéresse et qui m’intéresse d’autant plus quand l’histoire qu’on raconte, on l’adapte d’un autre médium. La bande dessinée c’est quoi ? Des moyens très simples et un potentiel infini. À l’origine, des strips dans les journaux, de l’encre et du papier, parfois des trames d’imprimerie en guise d’ombrage ou de teinte.

 

5° Un travail comme un autre démontre une fois de plus la grande singularité de votre univers visuel. Pouvez-vous dire ce qui vous a amené à exercer ce métier d'auteur de bandes dessinées ? Certains auteurs ont-ils été particulièrement importants dans votre parcours ?



J’ai toujours dessiné comme tous les auteurs de BD. Savoir dessiner, c’est quelque chose de très précieux, c’est pas l’école qui nous l’apprend. On l’a ou on ne l’a pas. J’avais envie de m’en servir. La bande dessinée était une voie. Après, j’ai toujours été un lecteur de bande dessinée mais il y a clairement eu un avant et un après ma lecture de Jimmy Corrigan de Chris Ware. Là, j’ai voulu étudier la bande dessinée, la décortiquer ou en faire. Aujourd’hui je lis Rusty Brown, son dernier opus, c’est toujours aussi génial.

 


 

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