Quelques questions à Numa Sadoul concernant Docteur Moebius et Mister Gir, entretiens avec Jean Giraud – éditions Casterman - 2015
éditions Albin Michel puis Casterman |
Numa sadoul est une signature importante pour quiconque s’intéresse un tant soit peu au monde de la bande dessinée. Maître de l’art de l’entretien, il a su nous offrir à travers divers fanzines et revues, des documents dont la valeur est aujourd’hui inestimable. Si les auteurs -et non des moindres -en ont parfois fait un personnage de bande dessinée, il a su révéler comme personne de grands créateurs tels Hergé, Tardi, Gotlib ou Uderzo.
A titre personnel, je lui dois deux livres qui ont été fondamentaux dans mon parcours :
-J’ai 9 ans…je suis fasciné par l’œuvre d’André Franquin. Mes parents m’offent Et Franquin créa Lagaffe. Non seulement le livre est richement illustré, mais la découverte de l’auteur me marque à jamais. Mon amour combiné pour la lecture de bande dessinée et le désir de partager celui-ci est sans douté né de cette lecture. Sans hésitation aucune, Et Franquin créa Lagaffe est le livre que j’ai le plus lu, contemplé, décortiqué… Il s’agit d’un livre essentiel sur la bande dessinée et la création. L’ouvrage se distingue de nombre de ses confrères par une humanité et une bienveillance -qui n’empêche pas la sincérité dans les échanges- tout au long des propos. André Franquin semble y aborder des territoires qu’il n’aurait jamais livré à un autre interlocuteur.
-J’ai 14 ans… Moebius et Numa Sadoul sont invités à la FNAC de Nice afin de dédicacer leur livre commun, prolongement d’un ouvrage publié l’année de ma naissance, Moebius entretiens avec Numa Sadoul. Dans la cohue d’une organisation aléatoire, j’ai la chance d’y croiser deux auteurs importants dans ma vie. Voir Jean Giraud/Moebius est en soi un événement pour moi. Mais je suis trop timide. C’est mon père qui m’accompagne qui dira à Numa Saoul à quel point son livre sur Franquin est fondamental pour moi. De retour chez moi, je lis ce nouvel ouvrage. Autant dire que la personne de Jean Giraud est une découverte pour moi. L’homme y est touchant, mouvant et évoque sans fard ses erreurs de parcours. Une sincérité semble pardonner toute ses errances. Numa sadoul n’hésite pas à aborder des sujets polémiques, à exprimer ses désaccords… et pourtant la complicité -et le respect- des deux hommes fait que le livre mute en un fascinant voyage. Dans la dernière version de ce livre, publiée en 2015, Jean Giraud / Moebius évoque sa relation aux intervieweurs « Ces gars, ils viennent pour faire un boulot et ils se retrouvent devant quelqu’un qui vit une aventure. Et ça, on ne l’expérimente pas avec tout le monde ».
C’est ce sentiment d’aventure qui irrigue l’ensemble des entretiens de Numa Sadoul. L’expérience semble être enthousiasmante autant pour les lecteurs que pour les auteurs qui se prêtent au jeu. Si Numa Sadoul semble connaître son sujet comme personne, il sait aussi jouer avec ses invités, les amener vers des territoires qu’ils ne soupçonnaient pas. Quelque chose d’important se joue dans ces espaces.
Dédicace de Jean Giraud/Moebius et Numa Sadoul - 1991 |
J’ai eu envie de contacter Numa Sadoul – que je ne connaissais pas – pour lui poser quelques questions sur son livre référence d’entretiens avec Jean Giraud / Moebius.
C’est avec une immense gentillesse qu’il a accepté de répondre à celles-ci. Qu’il en soit ici remercié.
C’est aussi l’occasion de lui dire l’importance qu’ont eu ces deux livres dans ma vie.
1- Vos entretiens avec Jean Giraud / Moebius ont donné lieu à 3 ouvrages publiés entre 1976 et 2015. Il me semble que cette continuité / complémentarité est unique dans l’éditions d’ouvrages sur la bande dessinée. Pouvez-vous nous raconter l’origine de ce projet ?
C’est pour moi une démarche cohérente : dans la mesure où un livre d’entretiens n’est pas une « statue » d’un auteur coulée dans le marbre, mais bel et bien une photographie d’un auteur à un moment donné, donc appelée à ne pas suivre l’évolution ultérieure dudit auteur, je m’évertue à opérer des mises à jour tant qu’il est vivant et/ou productif. Je l’ai fait pour Hergé, Franquin, Uderzo, Moebius, profitant de chaque occasion de rencontre ou de conversation téléphonique pour ajouter des chapitres ; et je le ferai probablement pour Tardi, si les circonstances le permettent.
Pour en revenir à votre question précisément, le projet Giraud est venu juste après mon ouvrage sur Gotlib qui inaugurait la collection « Graffiti » chez Albin-Michel. La directrice de collection m’a commandé un Giraud, mais m’a interdit de le publier sous forme d’entretiens, ainsi que je l’avais prévu, et exactement comme pour le Gotlib. J’ai donc réécrit le dialogue comme un essai, mais ça ne me plaisait pas plus que pour Gotlib, et j’ai décidé d’opérer une refonte complète à l’occasion de la première mise à jour en 1991. Puis j’ai continué à fréquenter Giraud, donc à compléter le texte, et ce jusqu’à sa mort et à l’édition « définitive » de 2015.
éditions Hachette |
éditions Niffle-Cohen |
Pour en revenir à votre question précisément, le projet Giraud est venu juste après mon ouvrage sur Gotlib qui inaugurait la collection « Graffiti » chez Albin-Michel. La directrice de collection m’a commandé un Giraud, mais m’a interdit de le publier sous forme d’entretiens, ainsi que je l’avais prévu, et exactement comme pour le Gotlib. J’ai donc réécrit le dialogue comme un essai, mais ça ne me plaisait pas plus que pour Gotlib, et j’ai décidé d’opérer une refonte complète à l’occasion de la première mise à jour en 1991. Puis j’ai continué à fréquenter Giraud, donc à compléter le texte, et ce jusqu’à sa mort et à l’édition « définitive » de 2015.
2- Que ce soit dans vos entretiens avec André Franquin ou Jean Giraud / Moebius, vous semblez parvenir à instaurer une complicité entre les auteurs et vous. Vous n’hésitez d’ailleurs pas à les contredire lorsque vous êtes en désaccord. Comment avez-vous réussi à instaurer cette confiance ?
C’est très simple : nous étions très amis. Et c’est pour moi la condition sine qua non pour produire le meilleur livre d’entretiens possible, car il repose davantage sur une complicité sans tabous ni concessions que sur une relation professionnelle. On voit bien la différence avec Hergé, par exemple, où l’on ne sent pas cette intimité, faite de confiance et d’affection, qui a présidé aux autres livres.
éditions Flammarion |
3- Si les dessins et les récits de Jean Giraud / Moebius ont semblé être en constante mutation, vos entretiens paraissent démontrer que sa personnalité même était constamment à l’écoute, prête à accepter les expériences les plus variées … et ce jusqu’à ses propos quelques jours avant son décès. Qu’est-ce qui vous a fasciné dans la personnalité de Jean Giraud au point de vous dire que la publication de livres réguliers d’entretiens était nécessaire ?
Ce qui m’a d’abord fasciné, c’est que j’avais affaire à un authentique génie du dessin, exactement comme avec Franquin. Je les considère comme les plus grands artistes du genre, chacun dans son pays et son domaine. À partir de cette étude approfondie de leur génie graphique, que je mène depuis l’adolescence, et nos relations amicales aidant, j’ai ensuite été fasciné par l’étendue et la profondeur de leur personnalité, y compris de leurs « trous noirs ».
4- Je considère Inside Moebius comme une œuvre des plus passionnantes de son auteur. A croire ses propos, je ne pense pas qu’elle ait rencontré le succès public, et ce pour de nombreuses raisons. Avez-vous un commentaire à faire sur cette dernière partie de son œuvre ?
C’est ma préférée. Inside est à mon avis le chef-d’œuvre de Moebius. Pour moi, Inside Moebius contient la quintessence de l'art stupéfiant de Giraud : je dis "Giraud", car c'est un résumé de tout ce que cet artiste a produit en Moebius aussi bien qu'en Gir, c'est à dire la SF fantastico-décalée et le western réaliste de Blueberry. L'épure graphique, avec parfois une profusion "éflorescente" qui aspire le regard, le désert, le défilé de tous les personnages des oeuvres giraldiennes, le naturalisme de certaines séquences alterné avec l'onirisme des autres... bref, cette oeuvre est bien l'aboutissement de tout le cheminement d'un des créateurs les plus fascinants du XXe siècle.
Dédicace de Jean Giraud - Moebius |
Dédicace de Jean Giraud - Moebius |
5- Appréhender l’œuvre de Moebius est complexe pour un novice, tant elle est protéiforme et variée. A titre personnel, quel est le livre de l’auteur que vous auriez envie d’amener les gens à découvrir ?
Question difficile. Pour Blueberry, ce serait le diptyque La Mine de l’Allemand perdu et Le Spectre aux balles d’or. Pour Moebius, ce serait utile de commencer par L’Incal.
6- Vous menez une carrière de metteur en scène. Continuez-vous aujourd’hui encore à être attentif aux parutions du monde de la bande dessinée ? Pouvez-vous nous citer des ouvrages (bandes dessinées ou autres) qui ont eu votre faveur ces derniers temps ?
Question piège. J’ai décroché de la bande dessinée il y a une trentaine d’années, et je n’ai pas rattrapé mon retard quant aux parutions et aux nouveaux auteurs. J’y reviens un peu ces temps-ci, mais je rame, car mes activités scéniques occupent l’essentiel des jours et des nuits qui me sont allouées. Ces derniers temps, je me bornerai à conseiller Moi, ce que j’aime, c’est les monstres d’Emil Ferris, la série Infinity 8 (chez Rue de Sèvres), le Choc de Maltaite et Colman…
éditions Monsieur Toussaint Louverture - Rue de Sèvres - Dupuis |
Commentaires
Enregistrer un commentaire