Quelques questions à Nicolas Juncker concernant Seules à Berlin - éditions Casterman (2020)


Quelques questions à Nicolas Juncker concernant Seules à Berlin - éditions Casterman (2020) 


On apprécie la façon dont Nicolas Juncker parvient, livre après livre, à nous faire entrer dans les rouages de l'Histoire en associant une réflexion sur la forme de la narration avec une étude au plus près des émotions des personnages qu'il met en scène. Ainsi, depuis Le front en 2003, en passant par Malet et les indispensables Immergés et La vierge et la putain, c'est à chaque fois en bousculant ses schémas narratifs qu'il se plaît à interroger des périodes troubles de l'Histoire.

Seules à Berlin, fidèle à cette thématique, nous immerge dans Berlin au printemps 1945, lorsque le 3ème Reich vit ses derniers moments. L'armée russe s'apprête à prendre possession d'une ville désormais en ruine. C'est dans ce contexte que Nicolas Junker, une nouvelle fois après les destins croisés d’Élisabeth Stuart et Marie Tudor, nous conte les récits de deux femmes que tout pourrait opposer. L'une est allemande, travaille pour la Croix rouge sous autorité de la SS, tandis que l'autre est Russe et fait partie du Commissariat du peuple aux Affaires intérieures. Les deux ont cependant comme point commun d'être bilingues et de tenir un journal pour témoigner de cette période de leur vie, impactée par deux formes de totalitarisme.

Seules à Berlin est une lecture bouleversante qui parvient à incarner avec force le destin de deux femmes, dont le parcours nous accompagnera encore longtemps.

C’est cette émotion ressentie qui nous a donné envie de poser quelques questions à Nicolas Juncker. Celui-ci a accepté notre demande avec gentillesse et passion. Qu’il en soit ici remercié.



Seules à Berlin prend la liberté de mêler deux destins dont le récit nous est connu par les ouvrages que sont Une femme à Berlin (Anonyme - éditions Gallimard) et Carnets de l'interprète de guerre (Elena Rjevskaïa - éditions Christian Bourgois). Ce postulat de "prise de liberté" vis à vis de faits réels a-t-il été difficile à assumer pour vous? Pourquoi ce choix?


Cette prise de liberté est essentielle...

Toute fiction historique navigue entre "faits historiques" et "fiction d'auteur". L'équilibre peut être difficile à trouver, chacun.e choisit un peu son camp, mais j'ai un avis assez tranché sur la question : je ne fais pas de bande dessinée pour que des lecteurs "apprennent l'histoire" : pour ça il y a des livres, des études, des documentaires... une fiction historique est avant tout une fiction (c'est aussi pour ça que je refuse systématiquement l'ajout d'une bibliographie "savante" en fin d'ouvrage).

Je suis donc toujours partisan d'un travail de création, d'invention, quitte à ce que le lecteur ou la lectrice soit un peu perdu.e et ne sache faire la distinction entre réel et inventé. Et j'y suis d'autant plus attaché à une époque qui me semble faire la part un peu trop belle aux scénarios labellisés "avec des vrais morceaux de vraie vie dedans".


Après, une autre question se pose, celle de la légitimité (ou manque de légitimité) qu'on peut ressentir à broder, à inventer, sur des faits supposés "réels"... surtout s'agissant du nazisme. Mais sur ce point j'avais déjà tellement lu, vu, recueilli de témoignages, archivé de photographies, etc., surtout depuis Immergés en 2009, que je me sentais suffisamment documenté pour espérer être juste dans mon récit.

C'est la solidité de la documentation et des sources qui permet de construire un récit inventé mais crédible, et donc solide lui aussi.

Seules à Berlin - éditions Casterman


2° Dans vos publications, vous vous évertuez à nous faire vivre l'Histoire à travers des points de vue inédits. Quels sont les critères qui déterminent les choix de vos sujets?

Eh bien, mais... "des points de vue inédits", justement !

Au-delà, les raisons ou motivations sont nombreuses... C'est souvent la jonction de plusieurs lectures, d'une ébauche de réflexion, ou d'idée, qui amène le projet : les travaux des historiens Laurence Rees et Ian Kershaw et des romans de Balzac et Simenon pour Immergés (et donc la société allemande sous le IIIe Reich racontée par une mosaïque d'Allemands "lambda")... Étienne Lécroart, Stefan Zweig, une soirée arrosée et l'envie de dessiner des costumes XVe/XVIe pour La Vierge et La Putain (et donc croiser formellement les destinées inverses de ces deux reines dont le seul point commun aura été d'être écrasées par les hommes)... des recherches universitaires pour Le Front (la représentation de 14-18 au cinéma et dans la littérature)... etc.


Pour Seules à Berlin, c'est la lecture conjointe d'Une Femme à Berlin et Carnets de l'interprète de guerre qui a tout lancé, évidemment, mais pas seulement : Malaparte, Cavanna, Grossmann, Waugh, Alexievitch... des lectures qui présentent une guerre peu connue, et qui pointent des questions essentielles sur les hommes et les totalitarismes.

Et puis aussi, j'avoue, une envie personnelle de revenir à cette société allemande sous le IIIème Reich, abandonnée prématurément avec la fin d'Immergés.

Seules à Berlin - éditions Casterman



3° Si vos ouvrages semblent animés par le désir de raconter un pan de l'Histoire à travers des destins individuels, ils le sont également par une même ambition de renouvellement dans la forme narrative employée (on pense au recours aux plans serrés et la mise en page répétitive d'un damier aux cadres surlignés dans Immergés ou à la lecture en miroir des deux ouvrages qui composent La Vierge et la Putain). Ces dispositifs sont-ils dès l'origine déterminants dans votre volonté de vous confronter à des sujets ?


Pour La Vierge et la Putain, oui, c'était la base du projet : une double biographie des deux reines, racontée sous forme de palindrome en bichromies.

Pour les autres, ça dépend...

Certaines approches sont évidentes dès le départ (le gaufrier de cases aux plans serrés dans Immergés, la narration muette dans Le Front, le mélange lavis/fusain dans Seules à Berlin...), d'autres apparaissent en cours d'écriture, comme l'emploi des croquis noir et blanc dans d'Artagnan, pour créer une troisième niveau de lecture, l'inconscient de d'Artagnan juxtaposé au récit "BD" traditionnel (la réalité de ce qu'il vit) et aux monologues en cartouches (ce qu'il veut que le lecteur croit)... ou encore les diverses méthodes de dissimulation du visage du héros dans les récits du Front, après avoir lu le numéro 1 de "L'Oubapo".


La question de la forme est importante pour moi, ne serait-ce que pour excuser mes maladresses techniques. Une manière de dire "Excusez-moi, je ne dessine pas très bien, alors du coup j'ai fait un truc rigolo..."


Et puis il y a la peur de m'ennuyer. Comme je passe souvent deux ou trois ans sur un bouquin, de façon laborieuse et tâcheronne, autant ne jamais refaire deux fois la même chose, et changer à chaque fois, pour m'amuser : noir et blanc en aplats, lavis, couleur par infographie, acrylique, grand format, petit format... en essayant de m'adapter à chaque fois au mieux au récit, cela me permet de varier les plaisirs, comme on dit.

Dédicace de Nicolas Juncker (Fnac de Nice - 2010)



4° Le livre semble de bout en bout irradié de lumière, de poussière, ne laissant paraître qu'une vision fugitive des décors. Pouvez-vous nous expliquer les techniques employées et pourquoi ces choix graphiques qui contrastent avec la mise en couleur de vos précédents ouvrages?


La technique employée pour Seules à Berlin repose sur un mélange de lavis (encre de chine diluée à l'eau, pour obtenir des niveaux de gris) et de fusain (pour la matière charbonneuse). Du gris, du gris, du gris, pour illustrer une ville et des âmes en ruines. La difficulté (comme souvent, en bande dessinée) est d'arriver à jongler entre matière et narration : je peux faire un super chouette dessin de Berlin en ruines, avec fusain et tout ça, à la limite de l'abstraction, mais est-ce que ce sera possible de dessiner de la même façon dans des petites cases successives ? De faire comprendre un petit geste, bien montrer un accessoire qui traîne en bas de case à droite ? Qu'un visage soit aisément reconnaissable ?

Donc, il faut jongler entre les deux... entre des envies plastiques et une nécessité de lisibilité.


Les planches sont ensuite retravaillées sous Photoshop, pour ajouter de la couleur dans les séquences "colorisées", et aussi ailleurs, pour peaufiner un contraste ici ou là, ajouter un peu de lumière, ou un peu de sépia pour donner un peu de chaleur...

Seules à Berlin - éditions Casterman


Seules à Berlin dresse les bouleversants portraits de deux femmes -Ingrid et Evgeniya- confrontées à un drame historique, mais aussi à une violence plus spécifiquement imposée aux femmes quel que soit leur pays d'origine. En cela, votre livre semble prolonger une vision de l'Histoire du point de vue féminin, déjà au cœur de La Vierge et la Putain. Ce "cycle" est-il volontaire, et amené à se prolonger ?


Non, il n'y a pas de schéma précis... Seulement un concours de circonstances. Mais je me pose la question, maintenant, oui ! Pourquoi diable deux histoires de femmes (deux diptyques, en plus) coup sur coup ? Sans doute trop de temps passé à raconter des histoires d'hommes (Le Front, Malet, d'Artagnan, Immergés...), la fin de la peur de "ne pas savoir" raconter d'un point de vue féminin (cette peur qui m'a amené à tricher dans La Vierge et la Putain, par amusement, certes, mais aussi par lâcheté : leurs vies sont uniquement racontées par des narrateurs masculins), un agacement face au traitement des personnages féminins dans de nombreuses publications, entre complaisance et clichés... un peu de tout ça, qui m'a amené à "oser" raconter des femmes.

Et il y a aussi l'envie de raconter une réalité méconnue... Les femmes à Berlin en 1945, et pas que : par exemple, en ce moment, je travaille sur une fiction autour de la guerre d'Algérie, mais qui se passe de nos jours, et j'ai remarqué (via Benjamin Stora, qui le souligne dans un de ses livres) une prédominance récente étonnante de jeunes historiennes sur ce sujet. Mon historien aux prises avec les guerres de mémoires sera donc forcément une femme, ne serait-ce que pour refléter cet aspect méconnu, et qui pointe du doigt quelque chose d'important : les spécialistes de la guerre d'Algérie, ce ne sont plus des vieux messieurs poussiéreux et excités, mais des jeunes femmes de 40 ans, qui ont forcément un autre vécu, une autre approche, d'autres expériences... et qui se confrontent à un milieu qui n'est pas habitué à être interrogé par des jeunes femmes de 40 ans.

Dessin inédit réalisé pour la médiathèque Le SingulierS




6° Qu'est-ce qui vous a amené à exercer ce métier d'auteur de bandes dessinées ? Pouvez-vous nous citer quelques auteurs ou bandes dessinées qui vous ont particulièrement marqué ces dernières années ?


Je dessine depuis que je suis gamin. On regardait tous les jours Il était une fois l'Homme avec mon frère à la télé, j'étais en maternelle... tout est parti de là : le dessin et l'histoire.

Après, un peu la routine, comme tout le monde : Tintin, Astérix, Les Tuniques Bleues... et puis après Pratt, Tardi, Moebius... et puis après encore Akira, l'Oubapo, les comics indépendants...

Ces dernières années... Oh là là, j'ai lu (et aimé) pas mal de monde, quand même ! Mais ça m'embêterait d'en citer, j'aurais trop peur d'en oublier et de le regretter après coup...

Une réponse, quand même, et pas des moindres pour moi : la série Locas de Jaime Hernandez... découvert il y a trois ou quatre ans, et qui est devenu mon Proust. Après avoir tout lu, ces pavés de plusieurs centaines de pages qui s'étalent sur des décennies, maintenant mon plaisir c'est, une fois de temps en temps, relire juste un chapitre ou deux pris au hasard, ici ou là, savourer telle scénette, tel dialogue... découvrir quelque chose que j'avais loupé, mieux apprécier tel personnage secondaire oublié, savourer l'évolution et la vieillesse de ces fichues punkettes Maggie et Hopey, sur plus de trente ans... un chef d’œuvre.
Locas - Jaime Hernandez - éditions Seuil

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