Quelques questions à Emilie Plateau concernant Noire, La vie méconnue de Claudette Colvin - éditions Dargaud – 2019 (d’après Tania De Montaigne) :

Quelques questions à Emilie Plateau concernant Noire, La vie méconnue de Claudette Colvin - éditions Dargaud – 2019 (d’après Tania De Montaigne) :


Au mois de janvier était publié aux éditions Dargaud Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin. Dans cette bande dessinée, Emilie Plateau, adaptant un texte de Tania de Montaigne, raconte l’histoire de Claudette Colvin, jeune adolescente noire qui, à peine âgé de 15 ans, refusa de céder sa place à une passagère blanche dans un bus. Mise en accusation en cette époque de ségrégation, elle plaidera non coupable et poursuivra la ville en justice. Pourtant, c’est Rosa Parks qui rentrera dans l’histoire. Claudette Colvin, elle, restera anonyme. C’est le destin courageux et tragique de cette femme que l’auteure se plait non seulement à nous expliquer, mais aussi à nous faire ressentir. Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin, sous la plume d’Emilie Plateau, devient à la fois un documentaire sur l’Amérique des années 50, un portrait d’adolescente confrontée à des événements qui la dépassent, mais aussi une plongée dans les rouages de la construction de l’Histoire, de ses symboles. Livre à la narration limpide, au découpage pensé dans ses moindres détails, Noire… vous saisit, vous prend à partie, vous bouleverse, tant par sa beauté formelle que par son propos. Il est une évidence à la lecture d’un tel livre qu’Emilie Plateau nous a offert un de ces ouvrages qui compte et vous accompagnera longtemps encore.
C’est la richesse de cette publication qui nous a donné envie de poser quelques questions à Emilie Plateau afin de prolonger ce plaisir de lecture. C’est avec enthousiasme, implication et gentillesse qu’elle a accepté notre demande. Qu’elle en soit ici remerciée.







Noire est adaptée du livre de Tania de Montaigne du même nom. Pouvez-vous nous raconter le trajet qui vous a amené à l’envie d’adapter cet ouvrage?

Après avoir publié ma troisième bande dessinée autobiographique  Moi non plus  (éd. Misma, 2015), j’ai ressenti le besoin de faire une pause. Cette bande dessinée était très personnelle, très intime. J’ai donc commencé à travailler pour la presse jeunesse. J’ai également réalisé deux livres de jeux. J’avais besoin de me confronter à autre chose, de faire évoluer et renouveler les thématiques que j’aborde.

J’avais également envie d’illustrer un scénario de bande dessinée. Je n’ai finalement pas trouvé de scénariste ! Et quand mon ami Gilles Rochier, qui est aussi auteur chez 6 pieds sous terre, m’a contactée pour me dire que Tania de Montaigne cherchait quelqu’un pour adapter son livre  Noire la vie méconnue de Claudette Colvin , je me suis dit que ce serait l’occasion d’aborder des sujets plus engagés. J’ai eu un véritable coup de cœur pour son livre, pour le parcours révoltant et injuste de Claudette Colvin. J’ai aussi trouvé certaines similitudes dans nos styles d’écriture : assez épurés, incisifs et percutants.

J’ai donc rencontré Tania de Montaigne. Et elle m’a offert la liberté d’adapter son livre comme je le voulais.




2° Si on compare vos deux ouvrages, on se rend compte que tout en adaptant le texte, vous respectez l’écriture de Tania de Montaigne. Notamment cette manière de prendre le lecteur à parti « Désormais, vous êtes noirs. Un noir de l’Alabama. Dans les années 1950 » . Plus que de l’illustrer, votre mise en image, semble se fondre au rythme d’écriture. Quelle a été manière d’adapter l’ouvrage original au découpage bande dessinée ? Quelle était votre volonté initiale ? 

J'ai lu énormément de fois le livre de Tania de Montaigne. J’ai fait beaucoup de recherches documentaires : photographies de Montgomery, des personnages, des bâtiments, des vêtements de l’époque… J’ai regardé des films, des documentaires. J’avais besoin de me nourrir afin de m’imprégner de l’ambiance de l’époque.

J’ai trouvé la manière de Tania de commencer son livre par l’interpellation des lecteurs très 
judicieuse. « Prenez une profonde inspiration. (…) Désormais, vous êtes noir. Un noir de 
l’Alabama. Dans les années 50. » Et il m’a semblé évident que cette singularité devait être 
présente dans la bande dessinée. J’ai gardé tels quels beaucoup de passages de son livre. Ils me paraissaient si puissants et forts que c’était pour moi naturel de les conserver.

C’était compliqué dans les premiers temps de m’approprier cette histoire. Je ne voulais pas faire de contre-sens ou de mauvaises interprétations. 

Certains passages du roman sont très implicites. Ces passages souvent violents ont été retranscrits également de manière implicite pour laisser une certaine forme de liberté d’interprétation aux lecteurs. Et au contraire une phrase du roman peut évoquer énormément de choses et peut être transposable sur plusieurs pages dans la bande dessinée.

J’ai petit à petit réussi à m’éloigner de certains passages de son livre. J’ai dû enlever des événements historiques pour que la bande dessinée soit vraiment focalisée sur Claudette Colvin.Il n’y a quasiment pas de dialogues dans le roman. J’ai donc dû créer et réarranger le récit pour qu’il devienne fluide et pour lui insuffler du rythme pour le support bande dessinée.



3° Une des grandes forces du texte réside dans les changements de registre narratif : dialogue, descriptif, puis soudain le lecteur est pris à parti . « A présent, faites un pas en arrière, sortez du cercle, éloignez-vous. » . Dans un de vos fanzines intitulé Vous êtes-vous déjà demandé… ? , vous reprenez cette manière « d’apostropher » le lecteur. Pensez-vous que Noire marque un palier dans votre parcours artistique ? Que vous a appris le travail sur ce livre ? 


Cette bande dessinée est effectivement une nouvelle étape dans mon travail. 

C’était pour moi un véritable challenge de raconter et mettre en images une histoire que je n’ai pas vécue. Travailler sur cette adaptation m’a permis de sortir de ma zone de confort tant sur le plan narratif que graphique mais aussi thématique.

Dès le début, le lecteur est interpellé et cette interpellation est mise en évidence par une voix off qui ponctue les scènes de dialogues tout au long du récit. Elle permet au lecteur d’être complètement immergé dans cette époque.


L’ambiance très dure et pesante est rapidement posée puisque dès le début on comprend que les noirs n’ont pas du tout les mêmes droits que les blancs.

La bande dessinée comprend plusieurs formes de narrations : la voix off qui interpelle le lecteur par le biais du « vous » ou qui énonce des faits et des événements historiques mises en image par des scènes aux plans plus larges avec des décors, des scènes de dialogues très frontales souvent sans décor sur fond blanc et des scènes plus violentes pour la plupart retranscrites sur fond noir. J’utilisais déjà des voix off ou des phrases descriptives dans mes bandes dessinées autobiographiques mais c’est la première fois que j’utilisais cette forme d’interpellation.



4° Plus encore que dans De l’autre côté, dans lequel vous racontiez votre expérience de quelques mois passés au Québec, on retrouve la description minutieuse de la géographie des lieux. Imagerie que l’on trouve déjà sur vos illustrations de couvertures. Travaillez-vous ces scènes urbaines d’après photographies ? Quelles sont leur rôle dans vos récits ? 



 De l’autre côté à Montréal  a marqué un vrai changement dans mon dessin.

Ma première bande dessinée  Comme un plateau  qui est aussi publiée par 6 pieds sous terre traite de mon arrivée à Bruxelles et de mon adaptation à la vie en groupe au sein d’une grande colocation. Cette bande dessinée est une sorte de huis clos. Quasiment tout le récit se déroule à l’intérieur. Il n’y a presque pas de décor. Juste des portes, des tables, des canapés ici et là pour signifier les scènes d’intérieur. Ce n’est qu’à la fin de la bande dessinée que j’ai commencé à dessiner des bâtiments à ouvrir le récit sur l’extérieur. Pour  De l’autre côté à Montréal, je raconte mes 6 mois de résidence dans un atelier. J’avais une véritable soif de découvrir la ville. Il y a énormément de scènes d’extérieur. J’ai été frappée par l’architecture québécoise, les maisons, les ruelles, et tous les câbles électriques qui volent dans le ciel et courent sur les murs. Tous ces éléments sont très graphiques pour moi et j’ai eu envie de les dessiner.



Je travaille essentiellement d’après photographies.

En parallèle de mon travail de bande dessinée, je réalise des petites scènes en papier découpé qui reprennent des éléments de mes livres. J’ai commencé à en faire quand j’ai fait une exposition autour de Comme un plateau  et puis j’ai continué. J’aime donner des prolongements à mes bandes dessinées, qu’elles prennent d’autres formes. J’ai d’ailleurs réalisé un trailer animé pour la sortie de  Noire la vie méconnue de Claudette Colvin




Je crois que cette volonté de sortir du format livre me vient de ma formation aux Beaux-Arts où j’ai appris à présenter mon travail dans l’espace.

Les scènes d’extérieur sont de plus en plus détaillées dans mes bandes dessinées. Elles me permettent de donner du rythme à la lecture et de mieux situer le récit. Et de me détendre aussi !



5°Vous publiez régulièrement des fanzines –disponibles par commande sur votre site- dont le bouleversant Les jours d’après ou le récent La boîte d’aquarelle. Pouvez-vous nous expliquer ce que vous apporte la pratique du fanzine ? Le fait de publier Noire chez un éditeur important -de par son poids sur le marché de la BD- vous va-t-il amené à remettre en cause votre travail pour répondre à des demandes éditoriales ? 



J’ai adapté  Noire la vie méconnue de Claudette Colvin  aussi pour me libérer de mes récits autobiographiques, pour bouleverser mes habitudes et me mettre un peu en danger dans ma pratique artistique. La réalisation de cette bande dessinée était très intense. Et comme je ne suis pas à une contradiction près, j’ai ressenti le besoin de faire des fanzines en parallèle de cette adaptation ! Comme pour prendre des respirations. 

J’ai débuté dans la bande dessinée par un fanzine qui s’appelait  Comme un plateau. Je notais des phrases dans mon entourage, dans les transports, dans les lieux publics, dans mon école, etc., que je retranscrivais dans des petites scènes en bande dessinée. Je l’ai décliné sous plusieurs de formes et thématiques différentes.


J’aime énormément faire des fanzines. Ils me donnent une totale liberté. Je les mets en vente sur mon site ou les échange contre d’autres fanzines en festivals. J’aime bien ce rapport direct avec les lecteurs. Et la rapidité aussi : j’ai une idée, j’écris, je dessine, je vais chez le photocopieur et j’ai un petit livre ! 



 Noire…  est ma première bande dessinée chez un gros éditeur. Au début, j’appréhendais un peu, j’avais peur de perdre ma liberté, ou qu’on me demande d’entrer dans un moule qui ne me corresponde pas. Mais mon éditrice, Pauline Mermet, a respecté et compris mon travail, mon rythme et ma manière de procéder. C’était très fluide et facile de travailler avec elle. Ses retours ont tous été très pertinents et la collaboration a vraiment été agréable et bienveillante.



6° Qu'est-ce qui vous a amené à exercer ce métier d'auteur de bandes dessinées ? Pouvez-vous nous citer quelques auteurs ou livres avec qui vous ressentez une proximité ?


J'ai toujours aimé dessiner et lire. Très jeune, j’ai été plongée dans la bande dessinée et les livres jeunesse. J’ai lu des classiques, « Tintin », « Astérix » et puis les bandes dessinées que mon père lisait. J’ai commencé à copier des personnages et même des planches complètes que je gardais précieusement dans un classeur.

Arrivée à l’adolescence, j’ai découvert qu’il existait d’autres formes de bandes dessinées en tombant par hasard sur  Gemma Bovery  de Posy Simonds et j’ai découvert par la suite la bande dessinée autobiographique en découvrant Journal  de Fabrice Neaud. C’est lui qui m’a donné envie de faire de l’autobio. 

J’ai aussi découvert assez jeune Claire Bretécher et Annie Goetzinger. C’est elles qui m’ont 
vraiment donné envie de faire de la bande dessinée. Je me suis dit qu’il existait aussi des femmes dans ce milieu.

Claire Bretécher est mon plus grand modèle. Et Sempé est mon deuxième ! J’aime leurs regards précis et intelligents qu’ils portent sur le monde et leurs dessins toujours justes. 












































Commentaires