Moi, ce que j’aime, c’est les monstres – Livre premier – Emil Ferris – éditions Monsieur Toussaint Louverture - 2018


Moi, ce que j’aime, c’est les monstres – Livre premier – Emil Ferris – 
                                                               éditions Monsieur Toussaint Louverture - 2018 


Il est des livres que l’on attendait tant ils étaient annoncés comme des chefs-d’ œuvre. Puis lorsqu’ils paraissent enfin, sont plébiscités par une presse unanime mais qui pourtant semble ignorer l’émotion du livre en question. Partout sont relayés les conditions d’élaboration du livre, poignantes et respectables, mais si peu son contenu.

A la manière du Jerusalem d’Alan Moore, on a la sensation que de tels ouvrages nécessitent plus de temps de lecture, ou en tout cas d’imprégnation…sans doute les véritables articles apparaîtront dans les mois à venir.

A la réception de la bande dessinée d’Emil Ferris, on est subjugué par l’objet, on le parcourt avec fascination. Chaque page parait totalement libre, se prêtant à la contemplation. On rêve alors d’une narration qui serait au niveau de l’impact visuel provoqué par cette simple déambulation.

Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, nous raconte l’histoire de Karen Reyes dans le Chicago des années 60, qui se rêve loup-garou. C’est dans son immeuble que sa voisine Anka d’une balle en plein cœur se suicide. Karen contre l’avis de la police, est persuadé qu’il s’agit d’un meurtre. Commence alors une enquête introspective non seulement sur ses voisins, mais aussi sa propre famille et le sombre passé d’Anka dans l’Allemagne Nazie.

Comparé à Robert Crumb, le style d’Emil Ferris s’en détache véritablement dans le sens où chez elle, le trait, le geste conserve un élan, une spontanéité, alors que celui de Crumb, confondant de maîtrise et de méticulosité est homogène et composée à la manière d’un graveur. Ferris, elle, semble inventer son dessin et son récit au fur et à mesure qu’elle avance dans ses cahiers. Les mises en page ignorent les cases ou acceptent de les utiliser avec économie. Chaque page est travaillée comme une unité où les trous même des pages du cahier peuvent devenir des béances, des éléments intégrés dans le graphisme. Si l’auteur cherchent à se surprendre page après page, il en est de même de l’effet que procure son récit sur le lecteur.


Le récit avance de façon concentrique, nous laissant entrevoir des portes entre-ouvertes, derrière lesquelles se cachent des personnages diffus, inquiétants, que l’on délaisse avant de revenir vers eux. Tout un chacun s’apparente à l’étrange avant d’être perçu, parfois juste pour un bref instant, dans son humanité.

Emil Ferris nous parle des monstres. « Monstre, ça vient du latin monstrum, et ça veut dire montrer, comme dans démonstration. Mais les g.e.n.s., eux disent « Nous, on n’a jamais vu des de monstres , alors, y peut pas y en avoir ». La vérité, c’est qu’il y a plein de trucs qu’on voit pas, et qui sont pourtant bien là, sous notre nez, comme l’électricité, les microbes… ». Les monstres, ils fascinent Karen, ils innervent le livre, à travers des références à l’histoire de l’art, à des affiches de Séries B ou à des personnages inquiétants…mais plus encore, ils sont le cœur de l’œuvre d’une auteure qui s’évertue à révéler, à rendre au jour, les sentiments les plus enfouis.

Si l’enquête autour de la mort de la belle Anka est passionnante, la découverte de tout un monde refoulé –qui ne s’exempt pas d’ancrage à l’historicité- n’en est pas moins bouleversante. Le lecteur se découvrira une étrange familiarité avec tous les marginaux qui composent le récit. Loin de nous exclure, la maestria graphique et narrative d’Emil Ferris ne cesse de nous inviter à l’accompagner. Si Moi, ce que j’aime, c’est les monstres est un chef d’œuvre, il a l’immense qualité de s’offrir à nous en toute humilité, sans ostentation.

Ne pas oublier de remercier les éditions Monsieur Toussaint Louverture qui outre nous avoir offert avec Et quelque fois j’ai comme une grande idée, de Ken Kesey, un de nos plus grands souvenirs littéraires de ces dernières années, se paient le luxe de nous offrir un de nos plus grands souvenirs de lecture bande dessinées de ces dernières années.

Saluons également le travail du traducteur Jean-Charles Khalifa et le lettrage à la main, pharaonique, d’Amandine Boucher (déjà auteure des somptueux lettrages de Wimbledon Green de Seth ou de Asterios Polyp de David Mazzucchelli) qui fait que les mots sont encore plus « chargés d’émotions ».


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