Quelques questions à Jean Harambat, concernant le magnifique Ulysse, Les chants du retour.
Au
mois d'octobre,
la collection Actes Sud BD nous proposait Ulysse,les chants du retour
de Jean Harambat. Si nous avions déjà été séduit par les
précédents albums de cet auteur, force est de constater qu'il nous
a offert un des plus beaux albums de cette année 2014.
Après maintes lectures -car
cette bande dessinée les supporte largement- l'envie nous est venue
d'aller à la rencontre de Jean Harambat, le temps d'une discussion,
afin de prolonger l'aventure humaine qu'il nous a contée.
Cet échange a été rendu
possible dans un premier temps grâce à l'implication de Thomas
Gabison -
co-directeur de la collection Actes Sud BD – dont la clairvoyance
et
l'implication
à
défendre les auteurs ne
cesse de provoquer notre admiration.
Puis vinrent les échanges
avec Jean Harambat, qui se révéla d'une gentillesse et d'une
attention rare.
Qu'ils en soient tous les deux
remerciés.
1- Avant de parler de votre nouvelle proposition Ulysse – Les chants du retour, pouvez-vous nous raconter votre parcours, et ce qui vous a amené à publier depuis 2008 des albums de bandes dessinées, Les invisibles (éditions Futuropolis, 2008), Hermiston (d'après Robert Louis Stevenson, éditions Futuropolis, 2 tomes, 2011) et En même temps que la jeunesse (éditions Actes Sud, 2011) ?
J'ai
un parcours assez sinueux parce que j'ai mis du temps à m'orienter
vers le dessin et la BD. Mes études m'ont mené ailleurs. J'ai fait
Hypokhâgne et Khâgne, et une école d'économie, tout en dessinant
toujours pour mon plaisir de façon plus ou moins assidue. J'ai
travaillé dans d'autres pays pendant quelques années puis à mon
retour, alors qu'il y avait une sorte de mode de reportages
illustrés, j'ai pu en placer un ou deux dans la presse et envisager
ainsi une carrière différente. Je vois aujourd'hui ce parcours peu
conventionnel comme une chance.
2- Ulysse – Les chants du retour prend comme point de départ les derniers chants de l'Odyssée qui voient Ulysse revenir à Ithaque après dix années de guerres suivies de dix années d'errances. On y découvre dans les premières pages un personnage perdu, dans l'impossibilité de reconnaître ses terres. «Je ne reconnais rien.» répète-t-il.
Cette ouverture parvient à surprendre le lecteur par son écart avec les récits «aventureux» attendus, et dévoile surtout une des caractéristiques de votre livre : la grande place laissée à la contemplation. Un oiseau dans le ciel, un paysage, un brouillard découpant le récif, sont d'aussi belles sources d'émerveillement que les textes qui les accompagnent. Nombre de cases en sont d'ailleurs exempts et se laissent regarder pour elles-mêmes.
Face à la quantité d'informations contenues dans le texte attribué à Homère, comment s'est opéré votre sélection ? Pouvez-vous nous expliquer ce qui a motivé vos choix graphiques, tant ceux-ci semblent fonction de vos albums ?
Le
retour d'Ulysse m'intéressait pour tout un tas de raisons. Il y
avait un côté Monte-Cristo, le dévoilement, la vengeance.
Les dieux et le merveilleux étaient peu présents dans ce retour.
Visuellement, cela permettait un autre récit, sec, humain. Et puis
je connaissais les textes de Jean-Pierre Vernant et voulais insister
là où lui insistait, là où lui avait vu les spécificités du
monde grec, son enseignement en quelques sorte. De fil en aiguille,
j'ai songé à le représenter lui, Vernant, en train de parler de
l'Odyssée. Une sorte de Méta-Odyssée.
Mon
style de dessin, s'il y en a un, bouge en fonction des mes
hésitations et de mes errances. Pour ce grand texte, je voulais
qu'il y ait quand même une dimension esthétique convenable, une
beauté même discrète. J'ai beaucoup travaillé en ce sens sur
l'iconographie grecque et des illustrateurs très talentueux des
années 1950, qui sont eux aussi dans une sorte d'épure. Cela m'a
aidé à poser mon dessin, à maîtriser une simplicité, à ne pas
me disperser. Je suis sûr que cela me sera profitable pour la suite.
3- Cette limpidité dans votre narration vous permet de nous raconter à la fois le retour d'Ulysse en terre d'Ithaque, des épisodes antérieures liés à son aventure (descente aux enfers, épisode du cyclope…), mais également de mettre en scène des intervenants contemporains (Jean Pierre Vernant, Jacqueline de Romilly, Uberto Pasolini, Lawrence d'Arabie, Jean-Paul Kauffman… mais aussi Julien Blanc ou le magnifique personnage du «bibliothécaire d'Ithaque»).
Toutes ces narrations se mêlent avec une véritable grâce. Le texte est toujours de l'ordre de l'oralité, du chant, jamais dans la description. Comment avez-vous conçu ces nombreux récits? Sont-ils issus de rencontres, de lectures ? Se sont-ils inventés au fur et à mesure que vous avanciez dans le récit ou aviez-vous un plan général? On constate que souvent «la case» disparaît dans les interventions contemporaines, les distinguant ainsi aisément de récit purement homérique. Avez-vous travaillé chacun de ces «chapitres» de façon autonome puis remonté l'ensemble à posteriori ?
Il
ne faut pas chercher trop d'explications à la structure d'un livre
mais il y a, je l'espère, une sorte de crescendo jusqu'à la
conférence finale et le rapprochement proustien -si beau, si
émouvant pour moi-, fait par Vernant. Un crescendo jusqu'au poème,
une sorte de final.
Tout
a sa place dans ce crescendo, les commentaires sont liés aux
chapitres qui suivent ou précèdent. Comme Ulysse progresse,
l'explication progresse, avec des motifs qui se répètent. Et le
lecteur découvre également des choses. Disons que je l'ai imaginé
ainsi. Savoir et Saveur ont la même racine, parait-il.
Vous
avez raison au sujet de l'oralité. Un mot à ce sujet : Vernant
était un grand conteur. Certains de ses livres ont été conçus
ainsi. Il racontait, c'était enregistré par un micro puis
retranscrit, réécrit. J'essaye autant que possible de retrouver son
oralité, comme quand il dit « Ulysse et Pénélope sont au
plumard » dans sa dernière conférence. La BD permet cela, je
crois.
Les
interventions sont issues de lectures, bien sûr, et de rencontres.
J'ai fait des démarches auprès de François Hartog qui s'est
aimablement prêté à l'entrevue, m'a donné la possibilité de
rencontrer Julien. Jean-Paul Kauffmann vit dans les Landes. Uberto
Pasolini : j'avais fait l'affiche d'un de ses films par
l'intermédiaire d'une agence et d'un hasard tortueux. Un an après,
il me demande l'original, je lui offre, il m'invite à Londres. Je
vais le rencontrer aux Studios de la Fox. Son bureau est rempli de
livres sur Ulysse et l'art mycénien. Il tâchait de produire un film
sur la fin de l'Odyssée alors que j'écrivais moi-même mon
Ulysse. Il est devenu un ami.
Enfin,
j'ai pu passer du temps à Ithaque grâce à une bourse de l'Institut
français, et j'ai rencontré les personnes qui sont dans mon livre.
Sans trop savoir ce que ça allait devenir, je leur parlais de ma BD.
Les conversations allaient bon train. Ils existent tous et Othonas,
le bibliothécaire, a bien prononcé cette phrase finale, face à la
Céphalonie. C'est du moins ce que j'ai compris à son curieux
anglais.
Quant
à la forme même du livre, case ou non, il faut que ça circule.
« Rien de systématique ! » conseille mon éditeur
Thomas.
4- Une des grandes beautés de votre album est que vous vous écartez du récit d'aventure, de l'épopée, (même si elle y est aussi présente), pour tirer L'Odyssée vers ce qu'elle comporte d'humanité. On est touché par les retrouvailles d'Ulysse et de sa nourrice, tout comme on est bouleversé par le témoignage de Jean-Paul Kauffman revenant sur sa détention au Liban et son retour en France «Je n'étais pas frappé d'amnésie mais presque, comme Ulysse quand il est plongé dans les nuées, le jour du retour.», et ému aux larmes (et je n'exagère pas!) par les interventions de Jean-Pierre Vernant et de son petit fils Julien Blanc…
La question est à la fois simple et extrêmement ouverte : quelle était votre ambition en réalisant cet album et pourquoi?
"Se
faire autre en restant le même", c'est ce que fait Ulysse. Si
ma BD a un mérite, ce n'est que celui-là, c'est déjà celui-là :
répéter la leçon de Vernant de façon différente par la liberté
que permet la BD, répéter son interrogation du monde grec et de
notre monde, en évoquant sa vie de chercheur et d'homme d'action (et
parler, c'est agir) en montrant l'âge, la filiation, l'amour aussi
-de façon discrète- et le compagnonnage.
Répéter
ce motif dans les personnages et situations, le répéter doucement à
l'oreille du lecteur. Faire sentir tout cela. En premier lieu, le
sentir moi-même.
5- Lors du chapitre intitulé En haut de l'escalier, lors de votre seule intervention en tant que narrateur, vous parlez de votre plaisir enfant à vous perdre dans le «fourre-tout de la bibliothèque familiale, en haut de l'escalier», là où il y avait «le monde… la littérature d'aventure, l'encyclopédie Tout l'Univers, Tintin, Haddock, et un livre de la série Les mondes perdus intitulé La guerre de Troie.». Pouvez-vous évoquer quelques-uns de vos grands souvenirs de lecteurs (passés ou plus récents) ?
Si
je dois revenir à cette époque, la vie à la campagne mettait nos
talents de lecteurs en éveil. Il était si agréable de rêver
d'aventure par les livres. Je lisais et relisais le Bossu, des
romans comme cela, pas toujours d'une très grande qualité. Puis je
découvrais dans ces lectures galopantes, de vrais stylistes comme
Stevenson : la littérature. Le Dumas des Mousquetaires
chez qui le temps avale tout. Monte-Cristo. Les Hauts de
Hurlevent est aussi un de mes grands souvenirs de collège. La
puissance des paysages parlait à un rural comme moi. C'est sans
doute dans cette nostalgie que j'ai fait Hermiston, et même
Les Invisibles.
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