Quelques questions à Lilian Coquillaud et Marine Levéel concernant Battue (éditions 6 pieds sous terre – 2020)

Quelques questions à Lilian Coquillaud et Marine Levéel concernant Battue (éditions 6 pieds sous terre – 2020)


L’année 2020, malgré sa singularité, aura tout de même réussi à être une année exceptionnelle au niveau de la qualité des bandes dessinées offertes par les auteurs/autrices et leurs éditeurs.

Nous pensions avoir eu notre lot de surprises, d’émerveillements et pouvoir vous proposer - après de nombreuses réflexions – la liste de nos titres préférés, et puis... durant ce second confinement est paru Battue. Cette dernière, objet luxueux au titre ouvert et à la couverture énigmatique dès sa parution, a su susciter notre désir de la découvrir.

Battue est la bande dessinée la plus stimulante qui nous a été donnée à lire cette année. Que ce soit par son graphisme ou son récit, chaque élément qui compose l’ouvrage est synonyme tout autant d’émerveillement que d’addiction.

Sur un projet de départ simple, et établi dans les pages d’ouverture, les deux auteurs nous livrent un récit initiatique inoubliable dans lequel beauté des paysages et violence des émotions sont convoqués avec une rare force. Notre lecture sera, tout au long des 120 pages qui composent l’ouvrage, sans cesse partagée entre plaisir contemplatif et tension sous-jacente.

Battue est un livre qui ne peut se résumer à son propos, tant il fait appel à l’immersion la plus total du spectateur.

Rarement travail de scénariste et d’illustrateur ont été si intrinsèquement liés.

Lilian Coquillaud (illustrateur) et Marine Levéel (scénariste) ont accepté de répondre de concert à nos questions. Qu’ils en soient ici remerciés.

 


 

Battue laisse une place prépondérante aux sensations, aux ressentis, contre l’illustration. On est dans l’incapacité d’imaginer l’écriture de l’ouvrage tant graphisme et illustration semblent avancer de concert. Comment s’est déroulée votre collaboration sur ce projet ?

 

Marine Levéel :

Nous avons travaillé de concert sur tout le projet. Issue du cinéma, mon écriture est déjà tournée vers l'image et le découpage. Bien que cela soit "interdit" dans le scénario, j'aime beaucoup donner une couleur poétique à l'écriture du script, qui permette déjà au lecteur d'envisager l'ambiance du film, l'émotion que ressent un personnage, ou la sensation que je cherche à créer. J'ai donc écrit un scénario de cette manière, en imaginant un découpage hypothétique en images et en planches. Une fois le scénario validé par tout le monde, Lilian s'en est emparé. Il s'est imprégné des intentions de chaque scène, du récit en général, pour apporter sa vision. Il a très vite senti l'essence du projet. Mais il a aussi une manière très instinctive d'appréhender la création qui a permis d'insuffler une vraie liberté dans la composition des planches. S'il sent autrement le dessin, il n'hésite pas à proposer autre chose, ce qui est très riche. En fait, durant notre collaboration, nous avons beaucoup travaillé ensemble quand il fallait mais nous avons aussi su se faire totalement confiance quand il fallait laisser l'autre faire.


Lilian Coquillaud: Avec Marine, on se connaît depuis déjà quelques années. Et on a toujours été sensible aux travaux respectifs de l'un et de l'autre. J'aime ses réalisations et son écriture. Quand elle aborde un sujet ou un thème, elle n'a pas peur d'y aller, avec toute sa singularité. On y trouve régulièrement une force et une profondeur des sujets, mélangées subtilement à tout un large choix d'images poétiques. Et je le ressens comme un écho à mon travail. Battue est née de cette résonance entre nos disciplines, puis une envie folle de faire un beau livre. Comme Marine vient du monde du cinéma, on s'est principalement appuyé sur les différents choix de cadrages et de mouvements de caméra. Ça a été le liant immuable du projet. Elle a fait un sacré travail d'écriture, de découpage, ce qui m'a permis d'entrevoir assez rapidement une première mouture de Battue. Finalement, on s'est tout simplement fait confiance tout au long de la transposition textes/dessins, qui reste pour moi le passage le moins évident d'une bande dessinée.


2° Ce qui surprend dans l’écriture de Battue, c’est la manière dont le prologue situe l’action en quelques pages (décès du père de Camille, qui l’amène à retourner sur les terres des son enfance), avant de nous faire vivre le récit d’une épreuve initiatique de manière libre, sensorielle et inquiétante qui évite toute narration superflue. Quelle était votre intention en entamant ce récit ?


M.L: Oui, l'exposition est très courte, alors qu'elle met en place beaucoup d'enjeux. Je la voulais la plus concise possible pour en effet pouvoir dilater le temps quand Camille est sur place. Ce qui donne une dimension un peu "fausse piste" à l'introduction: on s'attend peut-être à beaucoup plus d'explications sur Camille, l'histoire de sa famille, ou plus de scènes avec Hassan qui ont ces allures de film policier. Non, en fait, ce ne sera pas ce chemin car on plonge de plus en plus dans la tête et le corps de Camille. J'avais en effet envie de passer très vite dans le côté sensoriel, dans l'immersion et détourner vite le lecteur de ses attentes liminaires. 

 

 


3° Vous avez étudié le cinéma, puis entamé une carrière de réalisatrice – notamment le court métrage La traction des pôles en 2018. Pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a amené à réaliser ce scénario de bande dessinée ?


 M.L: A l'origine, Battue était un scénario de court-métrage, qui a beaucoup évolué depuis sa première mouture. Cela remonte à la fin de mes études. Je connaissais déjà Lilian et j'admirais son travail. Je savais qu'il aimait aussi beaucoup le cinéma et qu'à un moment, il pensait même au cinéma d'animation. Je lui ai donc proposé l'idée d'adapter un scénario en bande-dessinée. A l'époque, je ne m'imaginais pas tout le travail que ça allait prendre!

 


 

4° Votre travail sur Battue met en avant un « vocabulaire » extrêmement large dans l’utilisation de la couleur : dilution, absence de contours, trait lui-même coloré…  La chevelure orange/rouge du personnage devient elle-même un motif de fascination tout au long de la lecture, faisant écho à nombre d’éléments qui l’entourent… Quelle technique avez-vous employée ? Avez-vous fait place à « l’improvisation » ou vos planches étaient très crayonnées préalablement ? Saviez-vous dès le départ que la couleur serait un des éléments essentiels de votre récit ? Pourquoi ce choix ?


L.C: Oui, la couleur était un élément très important du projet. Le choix d'un nuancier légèrement saturé était un risque nécessaire pour raconter cette histoire. Je voulais retranscrire l'ambiguïté du propos avec de belles images, renforcer le contraste entre le fond (discours) et la forme (nature). La chevelure de Camille et les gilets oranges des chasseurs ont été les marqueurs initiaux des compositions des planches. Et là aussi, une véritable question de contraste des couleurs et des ambiances était à penser, à dessiner. 

J'ai employé de l'aquarelle et des encres de couleurs (colorex, ecoline,...) sur un papier 250g de la marque Vinci.  Côté technique, les planches ont été réalisées en couleurs directes. Pour expliquer simplement, je prépare mon story-board (croquis et textes) sur une feuille blanche, que je place sur une table lumineuse. Je positionne mon papier d'aquarelle vierge par-dessus, pour révéler le story-board. Puis je me concentre pour réaliser les planches directement aux pinceaux et à l'eau. Au fur et mesure que les effets d'eau se superposent, que les couleurs s'accumulent, le story-board disparaît et me laisse avec une grande liberté d'improvisation pour terminer. Il y a un lâcher-prise qui me plait dans cette manière de travailler. Je ne maîtrise pas totalement tout, des choses nouvelles et intéressantes apparaissent sous mes yeux.  



5° Vous vous permettez une grande liberté dans la mise en page de votre bande dessinée : dessins pleine page, jeu sur des planches en vis à vis, absence de cadres, répétions de vignettes de formats semblables… Effectuez-vous un découpage préalable de vos planches ou travaillez-vous différentes images que vous « remontez » par la suite ?


L.C: Je travaille en amont le découpage en centaines de petites cases, de petits cadrages, avant de faire un choix final du story-board. Comme pour le cinéma, c'est grâce aux différents choix des rushes que le film se monte. C'est cette recherche que j'applique à chaque nouvelle page. Je sors tout ce que j'ai en tête, toutes les idées graphiques qui me viennent à la lecture des pages. Je fais attention à toujours savoir où se place la caméra, le rythme des actions, le mouvement et le point de vue. Puis je sélectionne les plans qui me semblent les plus cohérents. Des centaines de versions de Battue sont possibles, mais une seule est retenue.





6°Pouvez-vous nous citer quelques auteurs/autrices qui ont une importance particulière à vos yeux ?


ML: Je trouve le travail d'Alex Barbier très marquant. Autant dans les thèmes traités que par l'usage de la couleur vive et directe, il y a quelque chose de déchirant et de fascinant dans ses œuvres. En plus, il a créé le meilleur festival de bande dessinée, Plouc de BD, dont nous avons eu la chance de vivre le dernier opus.


LC: Manuel Fior, Éric Lambé, Marion Fayolle, Tobias SchalkeBonn, Giacomo Nanni,... pour ne citer qu'eux (ce que j'ai en tête). Mais j'ai une réelle attirance pour ces auteurs/autrices qui proposent des récits plastiquement intéressants, qui demandent de faire des efforts aux lecteurs.



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