Quelques questions à Baru concernant Bella Ciao (uno) – éditions Futuropolis – 2020

Quelques questions à Baru concernant Bella Ciao (uno) – éditions Futuropolis – 2020




Baru est le Grand Prix de la ville d’Angoulême 2010. Mais ce titre, amplement mérité, ne suffit pas à dire l’importance que revêt son œuvre à mes yeux. Hervé Baruléa -son vrai nom- fait partie, avec Edmond Baudoin ou José Muñoz, des auteurs qui m’ont apporté le plus d’émotions dans ma vie de lecteur.

J’ai été profondément ému lors de ma découverte de Quéquette blues, ce monument de la bande dessinée, dressant un portrait comme jamais vu avant d’une jeunesse dans les années 60 à Villerupt. Dans ce livre inaugural était évoqué pêle-mêle la fougue de la jeunesse, les liens familiaux, la misère sociale, la solidarité, l’immigration... et l’envie d’autres horizons. On restera à jamais marqué par les dernières pages de cette trilogie dans laquelle «le Nanard» hurle face à l’usine, au cœur de la ville «Tu m..m’guettes ‘ais tu m’auras pas...TU M’AURAS PAS!!!». En une case, Baru évoquait tout à la fois l’amertume éprouvée par son personnage vis à vis de cette ville ouvrière, tout en révélant la fascination enfouie dans la contemplation de ces monuments d’aciers.


Tout autant objet d’interrogations narratives que récits de faits de sociétés, témoins d’engagements viscéraux, Cours Camarade ou Le chemin de l’Amérique confirmeront la nécessite de suivre les ouvrages offerts par Baru.


En 1995, il nous proposera L’autoroute du soleil, copieux pavé de 430 pages (à l’heure où ce n’était pas la norme) dans laquelle le fait d’être publié dans un premier temps par un éditeur japonais (Kodansha) l’amenait à renouveler sa manière de travailler. Récit policier tout autant que social, ce titre s’inscrira également comme un classique de mon panthéon personnel.


On ne pourra citer toute l’œuvre de l’auteur ici, mais sachez que de L’enragé à Pauvres Zhéros (adapté de Pierre Pelot) en passant par Les années Spoutnick, rien n’est superflu chez cet auteur. Tout semble être empreint de nécessité et de sincérité.


En 2020, Baru nous revient avec le premier volume d’une trilogie intitulée Bella Ciao. Cette fresque nous conte l’immigration italienne en France et prend le risque de mêler des éléments disparates (époques, graphismes, narrations…) et pourtant elle se révèle d’une fulgurante cohérence. Dans ce récit poignant, tout autant qu’instructif, Baru donne la parole aux individus, aux histoires intimes, afin de mieux nous faire percevoir un parcours collectif. Sans doute l’œuvre la plus ambitieuse de Baru à ce jour, Bella Ciao est un livre dont l’humanité qui la traverse paraît indispensable à notre époque.


Je tiens à remercier Baru, d’avoir accepté de répondre à mes questions par mail avec gentillesse et attention.

Échanger avec un auteur dont la lecture accompagne votre vie est un véritable cadeau…



1° Votre dernier ouvrage en tant que scénariste et illustrateur (Canicule d’après le roman de Jean Vautrin) date de 2013.  Deux ouvrages ont suivi en tant que scénariste : les très beaux Le silence de Lounès (avec Pierre Place) et The four roses (avec Jano). Pouvez-vous nous raconter à quand remonte ce projet de Bella Ciao ?

 

                                      



À très longtemps, pratiquement début des années 80, quand je réalisais Quéquette blues.

Vous savez, je ne me suis pas risqué dans le champ des bandes dessinées parce que, tout petit déjà, etc. C’est un choix d’adulte que j’ai fait (j’ai commencé à plus de trente ans), plus à cause de Charlie Mensuel et Charlie Hebdo, période Choron – Cavanna, que de mes lectures de gamin ou d’adolescent.

Je me suis mis à la bande dessinée parce que j’avais de le désir de prendre la parole publiquement, et faire le portrait en dignité de ma classe d’origine, la classe ouvrière, en général, et en particulier de sa frange issue de l’immigration, qui était totalement absente des bandes dessinées de l’époque.

Quéquette blues est un portrait de groupe d’une jeunesse à l’ombre des hauts-fourneaux. En mettant le point final à mon récit, j’ai su qu’un jour je réaliserai un autre portrait de groupe, celui des immigrés ayant fait le sale boulot pour se fondre dans la France laborieuse, pour dire le prix qu’ils ont payé en échange de la transparence pour leurs descendants.

À partir de là, j’ai accumulé et laissé sédimenter tout ce qui touchait à cette question, et qui me tombait sous la main ou dans le creux de l’oreille.

Mais bon, c’est banal, presque une routine, pour quiconque ambitionne de se colleter au réel.



2° Votre livre s’ouvre sur une trentaine de pages dédiées à un épisode historique souvent méconnu: le massacre des Italiens d'Aigues-Mortes les 16 et 17 août 1893, ayant conduit au massacre de travailleurs italiens de la Compagnie des Salins du Midi, par des villageois et des ouvriers français. Quelle était la nécessité pour vous d’inaugurer votre récit par ce terrible événement?


Je le répète: Bella ciao est l’histoire du prix à payer pour devenir transparent quand on vient d’ailleurs. J’ai mis la tuerie d’Aigues-Mortes en ouverture de ma trilogie pour inviter mes lecteurs à adosser toute la lecture à venir à cette sauvagerie-là.


3° Dans le livre, vous «prenez le temps» de nous donner à lire l’intégrale des paroles (en français et en italien) de la chanson Bella mais aussi de Giovinezza. Pourquoi avoir retranscrit ces textes ? Pourquoi avoir intitulé votre trilogie Bella Ciao ?


Pour donner à voir aux lecteurs, l’emphase et la médiocrité des âneries fascistes, qui ne laissent pas de nous pendre au nez.

Pour Bella ciao, le titre m’est venu sur le tard, quand je me suis rendu compte que la consécration de cette chanson comme hymne à la résistance était advenue dans le courant des années soixante, et qu’elle correspondait à la fin du processus «d’invisibilisation» (pardon pour le néologisme) des Italiens en France. Dans peu de temps, François Cavanna allait écrire Les Ritals, et «rital» cessera d’être une injure, pour presque devenir un titre de noblesse.

Une autre raison de ce choix, c’est que l’histoire de cette chanson, de l’origine «mondine» à l’internationale des Partisans, illustre assez bien les pièges de la mémoire. Et comme la mémoire est au centre de mon récit, j’ai choisi Bella ciao comme on choisit une métaphore.

 


Quéquette blues, part ouane, dès 1984, dévoilait au public une bande dessinée autobiographique dans laquelle vous reveniez sur les années d’adolescence à Villerupt (Meurthe-et-Moselle) du jeune Hervé Baruléa. Dans Bella Ciao, vous incorporez au récit des éléments qui ne sont pas issus de votre propre vécu. Vous vous en amusez même en faisant déclamer à votre double de fiction «J’suis un raconteur d’histoires, Blanche, donc un menteur professionnel». Considérez-vous qu’une partie de votre œuvre fait partie du genre autobiographique? Est-ce cette envie de «vous raconter» qui vous a amené à devenir auteur de bande dessinée?


Pardon de me répéter, mais Quéquette blues n’est pas autobiographique. C’est un portrait de groupe. Tout le récit se développe, non pas d’un point de vue extérieur, à la manière des entomologistes, mais du dedans, du point de vue des protagonistes, dont je suis ...

Je ne parle pas de moi, mais du groupe social auquel j’appartenais, et auquel, je crois, l’auteur que je suis appartient toujours.

Mais je reconnais que ma mise en place des personnages était maladroite, ou plutôt mal maîtrisée. Et c’est logiquement que la lecture dominante de Quéquette blues se soit faite au travers du prisme de l’autobiographie. J’ai tendu les verges pour me faire battre.

Aussi, pour bien enfoncer le clou: non, je ne fais pas d’autobiographie, que je considère, soit dit en passant, comme une imposture. Tout mon travail est une tentative de dresser le portrait de ma classe, en lui donnant le beau rôle. C’est tout.

 

                               


Bella Ciao semble – tout comme avait pu l’être en son temps l’important L’autoroute du soleil- une remise en jeu de vos habitudes en tant qu’auteur. La forme même de votre livre semble gorgée de spontanéité, de liberté, partageant l’histoire d’une chanson, une recette de cuisine, des fac-similés de documents administratifs ayant appartenu à votre père… De même à un graphisme au lavis succède une somptueuse mise en couleur à l’aquarelle, puis un trait synthétique s’émancipant des cases. Ces matériaux composites forment pourtant un ensemble d’une grande cohérence. Comment avez-vous procédé pour construire ce récit non linéaire ? Avance-t-il au fur et à mesure de sa réalisation (par épisodes) ? Avez-vous une vision définie de ce que seront les deux volumes suivants ?


Bella ciao est le fruit d’une sédimentation. Depuis que j’ai  envisagé clairement ce projet, j’ai accumulé des tranches de vie, des personnages, des situations.

Sans jamais rien noter.

Et c’est une fois au pied du mur, que j’ai ouvert les vannes, et reçu tout ce qui se présentait dans un mode opératoire analogue à celui de la mémoire qui, vous le savez, n’est absolument pas rationnelle ou chronologique, mais qui fonctionne sur le mode du « marabout d’ficelle » …

Mon seul travail de construction a consisté à plus ou moins tordre le cou à ce qui surgissait de ma mémoire d’auteur pour abonder le fil de mon projet : le prix à payer pour devenir transparent.



6° L’outil fabriqué par votre père permettant de couper la pâte afin de façonner «Les cappellettes» était déjà visible dans la première page de votre premier ouvrage paru il y a 36 ans. Pour les lecteurs qui n’ont pas encore lu Bella Ciao, pouvez-vous nous décrire cet objet et nous dire en quoi il semble revêtir une telle importance à vos yeux ?

 

Ha ha ha… du coup, je suis allé vérifier que le «machin» de mon père apparaissait bien dans la première image de Quéquette blues

C’est un bidule en alliage assez lourd, comme un poids pour balance à plateaux, dont on aurait évidé l’intérieur, qui permet de faire des ronds de pâte, nets et sans bavure, pour fabriquer des «cappelletti» (petits chapeaux, que dans le reste de l’Italie, on appelle «tortellini», mais pas «ravioli»).

J’insiste sur ce pas grand-chose, parce qu’il est hautement révélateur de l’intelligence pratique de celui qui l’a mis en œuvre. À l’usine, des centaines d’ouvriers développaient cette même aptitude, même quand c’était au seul profit de la boîte.

Mon père était très intelligent, comme l’étaient souvent ceux qui venaient d’ailleurs.

Dans une autre vie, comme la mienne par exemple, il aurait fait les études qu’il m’a permises de faire. Mais que voulez-vous, quand on débarque en France à l’âge de sept ans, le Certificat d’Études est l’horizon indépassable et après, hop, à l’usine!

Quand il y en avait encore, des usines.


 


7° Dans Bella Ciao, évoquant le fait que votre père a été captif durant la Seconde Guerre mondiale, vous rendez hommage au travail de Jacques Tardi effectué dans Moi René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag IIB. Est-ce un livre que vous aviez en tête -pour vous en démarquer peut-être- en abordant Bella Ciao? Pouvez-vous nous citer des auteurs dont l’œuvre a une importance particulière à vos yeux?


Jacques Tardi appartient à mon Panthéon personnel, à côté de José Munoz et Jean-Marc Reiser… Avec d’autres aussi, dont je tairai les noms, parce qu’ils sont mes amis.

Mais j’ai commencé ce qui allait être Bella ciao bien avant qu’il ne s’attelle au Stalag IIB


 





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