Le
taureau par les cornes- Morvandiau- éditions L'Association - 2020.
En
2007, Morvandiau publiait le très pertinent D'Algérie,
récit-enquête sur son histoire familiale remontant aux racines de
la colonisation de l'Algérie par la France. Tissant les fils de
cette double narration, de la plus intime à celle d'une nation toute
entière, il parvenait à nous émouvoir, tout en nous donnant des
clés pour mieux appréhender cette relation si complexe.
Treize
années se sont écoulées avant que l'auteur n'offre à ses lecteurs
un nouvel ouvrage à la teneur personnelle. Le taureau par les
cornes est un livre d'une infinie douleur. Morvandiau y revient
sur deux événements qui ont ébranlés une part de ses certitudes
durant l'année 2005. En quelques mois, il doit faire un double
deuil. Tout d'abord celui-de sa mère, diagnostiquée tardivement
d'une "démence fronto-temporale précoce", la transformant
progressivement en une personne autre que celle qu'il a connue. C'est
aussi le deuil d'un enfant "rêvé" suite à la détection
de la trisomie dont est affecté son nouvel enfant. "A
quelques mois d'intervalle, il me faut faire le deuil de la mère que
j'avais connue, et celui de l'enfant que j'avais attendu".
Pour
l'auteur, ce n'est alors pas un monde qui s'écroule, mais un monde
chargé d'une nouvelle gravité, de nouvelles aspérités, auquel il
devra se confronter dans un quotidien transformé à jamais.
Mais
ne pas s'y méprendre : Le taureau par les cornes n'est pas
une bande dessinée "témoignage de plus". Le livre est
avant tout une grande œuvre qui triture son fond en interrogeant sa
forme. Si la création de l'ouvrage semble révéler une importance
"vitale" dans le parcours de l'auteur, elle n'en est pas
moins une réflexion passionnante -et bouleversante- sur "la
reconstruction", la mise en forme de ces souvenirs -comme autant
de sensations fugaces- qui peuplent le passé.
"Vous
connaissez votre souvenir le plus ancien? Un épisode authentique que
vous n'auriez pas reconstruit à partir de ce qu'on vous a raconté
ou d'une photo que vous auriez conservée dans un album".
Il
est rare de lire une bande dessinée en étant ébloui par la qualité
de son écriture. Pourtant, c'est l'évidence à laquelle on est
confronté dès les premières pages. C'est cette pertinence d'un
texte épuré jusqu'à l'essentiel qui parvient à nous saisir, sans
nous lâcher, tout au long des 152 pages du récit.
On
est submergé d'émotions à la lecture de simples formules dans
lesquelles se révèle l'espoir "Emile et sa trisomie
exacerbent encore mon acuité paternelle: tout est beaucoup plus lent
mais la moindre petite évolution accroche la lumière", des
gouffres d’inquiétudes "Je ne sais pas encore de quoi il
retourne: la trouille, une foutue vraie trouille, m'enrobe,
invisible, génère et se repaît de mon incapacité à voir où et
comment on va pouvoir aller", mais aussi admiration non
feinte "La fantaisie maternelle s'exprime en un chapelet de
formules aux variations multiples, ritournelle résistant au
formatage ambiant" ...
Toutes
ces bribes de mémoires, ces réflexions éclatées, réussissent à
rejeter tout recours commode à la fiction, tout en se chargeant
d'une incroyable cohérence et densité formelle. Les pages décrivant
la transformation urbaine de certaines rues de Rennes font écho avec
force aux bouleversements vécus par l'auteur. De même, les
citations de scènes de cinéma -notamment celle du Vol au dessus
d'un nid de coucou de Milos Forman-permettent à l'auteur de
suggérer les émotions plus que de les décrire. Les ellipses sont
utilisées avec une intense pertinence... deux cases blanches suivant
la simple phrase "Je reste sans voix." sont gorgées
du plus sincère des désarrois. Le livre se compose à la manière
d'un puzzle empli de pièces hétéroclites mais où toutes font
sens, se répondent jusqu'à s'inventer un espace commun d'une rare
cohérence.
Le
taureau par les cornes est une immense bande dessinée, dessinant
une filiation avec ses prédécesseurs les plus exigeants dont le
Livret de Phamille de Jean-Christophe Menu ou le Carnation
de Xavier Mussat.
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