Il a été l’artiste le plus important de ma vie.
Ma découverte de son travail remonte à un de mes tous premiers souvenirs de lecture. Il s’agissait d’Orlando.
L’histoire mettait en scène un vautour « sympathique » qui, suite à
la découverte du corps inanimé d’un chercheur d’or, se met en tête de
prévenir la famille du blessé.
Non seulement Orlando le vautour était un choix d’animal atypique dans
mon monde de livres pour enfants, mais l’ouvrage renfermait une dose de
violence, de
bandits vraiment méchants, de mots inconnus… autant d’éléments qui me fascinaient, m’ouvraient la porte vers autre chose.
« Dans les années 1950
et 1960, la littérature enfantine américaine n’utilisait volontairement
qu’un vocabulaire très limité et je m’ingéniais (…) à utiliser des mots
précis, voire techniques.(…). Il n’existe
rien de mieux qu’un nouveau mot pour stimuler l’imaginaire d’un enfant.
Aujourd’hui
encore, de nombreux livres pour enfants sont écrits au détriment
de l’érudition. J’estime qu’il ne faut pas parler d’un arbre ou d’un
oiseau, mais plutôt d’un aulne ou d’un
merle. »
In Tomi Ungerer, Un point c’est tout – éditions Bayard – 2011.
Puis, sous le regard bienveillant de ma mère, j’ai découvert les autres livres « pour enfants » de Tomi Ungerer.
Ma passion pour le fait de dessiner s’est construite dans la proximité d’un tel artiste.
Devenu étudiant en art, mes goûts pour le dessin
s’affirmaient à travers des artistes tels Grosz, Masereel ouTopor. Autant
de personnalités partageant une pratique viscérale du dessin. Ungerer s’intégrait
pleinement à ce panthéon. Il en était même la figure majeure.
Tout autant que son ancienne production de livres
jeunesse, le renouvellement qu’il effectua dans ce genre à la fin des
années 90, à travers des titres comme Trémolo ou Le nuage bleu, ne cessait de me fasciner.
De concert avec ce nouvel élan dans sa carrière, je
découvrais ses œuvres dites « pour adultes ». Celles-ci n’ont jamais
cessé de cohabiter avec son travail à destination d’un public enfantin.
Bien sûr, il y eut The party, mais aussi ses
paysages canadiens, ses affiches (engagées ou publicitaires), ses sculptures, ses écrits autobiographiques…
Un travail foisonnant, enfantin, sarcastique, brut, jamais dépouillé de son élégance. Depuis ses années new-yorkaises,
il collait, brûlait, assemblait des
éléments hétéroclites, dénonçait, inventait, moquait, traçait des lignes
à la plume comme au scalpel… Il semblait tout oser.
Voir de simples photos de lui agissant au milieu de ses accumulations d’objets est en soi un objet de fascination.
Aucun
créateur n’a accompagné les différentes phases de mon existence avec la
même intensité que Tomi Ungerer. Il a été MON artiste. Celui auquel je
reviens sans cesse.
« Il faut pouvoir
cracher ses pensées, mieux encore les vomir. Vomir ce qu’on a à dire.
L’art pour moi, enfin le dessin, c’est un besoin. C’est ce côté naturel,
donc instinctif, qui maintient en moi le petit
garçon, le gamin. (…). L’instinct, c’est ma survie. »
In Tomi Ungerer, Testament – éditions Herscher – 1985.
Et pourtant, tout autant que son œuvre, c’est sa
personnalité qui fut exemplaire. Toute sa vie il est resté un artiste
non conforme, en marge... Les honneurs n’y firent rien. Ungerer était
Français, Alsacien, Américain, Canadien, Irlandais… Il
restera cet irréductible, cet homme en perpétuelle quête, laissant une
œuvre où jamais ne s’exprime
la lassitude. On ne peut cerner son œuvre à gros trait. On ne peut la limiter à un genre,
à une identité.
Ungerer dérangera toujours. Il sera toujours cet
enfant terrible parti très tôt construire sa propre voix. Comme lui dira
un censeur au lycée : « Ungerer vous êtes un fumiste ». Ce manque de
sérieux, Tomi Ungerer l’a assumé toute sa vie.
C’est en cela que sa présence était rassurante. C’est en cela que le
vide qu’il laisse aujourd’hui est immense. On regardera encore longtemps ses livres. Mais cette personnalité si atypique, elle, nous manquera désormais.
C’est une part de nous qui a disparu ce 9 février 2019.
« Devant l’horreur, il
n’existe pas d’autre solution que d’avoir recours à la blague. On
retrouve ce parti pris dans l’humour juif comme dans l’humour irlandais,
qui doivent tous les deux beaucoup au désespoir.
La condition humaine est hélas inconditionnelle. Ce qui explique sans
doute la sorte d’existentialisme à laquelle j’appartiens. Je préfère le
vide au néant dans la mesure où l’on peut le combler. Ma vie se résume
ainsi à une succession de procédés destinés
à la rendre supportable. Ce bricolage permanent nourrit mon
inspiration. Je fais d’un monstre une vache à lait. L’énergie que je
mets chaque matin à calmer mes angoisses me permet de supporter la
journée à venir »
In Tomi Ungerer Un point c’est tout – éditions Bayard – 2011.
Bruno
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