Carnation – Xavier Mussat – éditions Casterman – 2014.
Il est
des livres qui ne sont pas juste une "lecture de plus". Ces
ouvrages-là sont les plus rares, mais sont ceux qui vous
accompagnent le plus longtemps dans votre vie. Carnation en
fait partie.
En
s'immergeant dans cette bande dessinée, on est à la fois fasciné
par l'intensité avec laquelle l'auteur se livre et, dans le même
mouvement, on est enthousiasmé par l'inventivité, l'ambition et la
cohérence du projet.
Carnation
creuse la veine autobiographique qui nous a offert des albums jalons
tels ceux de Baudoin, David B ou Fabrice Néaud, tout en nous en
proposant un autre versant, une réflexion graphique et narrative
inédite. De ce fait, Carnation s'impose comme un des albums
majeurs de mon panthéon personnel.
C'est à ce titre que m'est venue l'envie de soumettre quelques questions à son auteur, afin d'évoquer la richesse qui constitue Carnation, et de transmettre ce plaisir qu'a été le mien à sa lecture.
Cet entretien a été rendu possible grâce à l'implication de Xavier Mussat, qui a non seulement été d'une immense générosité quant au temps alloué mais qui s'est en plus évertué à nous offrir des réponses passionnantes et porteuses de sens, d'enjeux.
Je tiens à remercier également Kathy Degreef et Marie-Thérèse Vieira, des éditions Casterman, dont l'enthousiasme évident a rendu cet entretien possible.
Carnation est tout simplement un immense album.
Quelques questions à Xavier Mussat concernant le beau et essentiel Carnation (éditions Casterman)
1° Vous avez fondé les éditions «ego comme x» en 1994 avec Loïc Nehou et Fabrice Néaud. Cette maison d'édition nous a proposé quelques uns des ouvrages les plus marquants et exigeants liés au champs de l'introspection, du récit de l'intime. On doit à cet éditeur les remarquables albums de Fabrice Néaud, Frédéric Boilet, Kazuichi Hanawa, Yoshiahru Tsuge, Vincent Vanoli, Frédéric Poincelet... En 1994 vous y publiez votre premier album, La sainte famille, dans lequel vous racontez -entre autres- le départ de votre père de votre structure familiale et vos retrouvailles des années après.
Treize ans après, vous nous revenez avec votre second album Carnation, explorant une nouvelle fois le genre de l'autobiographie.
Pouvez-vous expliquez ce qui fait selon vous la force et la richesse du genre autobiographique ?
Ce
qui me vient en premier, c'est une certaine envie de relativiser le
lien établi dans la question entre "autobiographie" et
"force et richesse". La pratique autobiographique n'offre
pas en elle-même une garantie de qualité. Cette idée s'est à une
certaine époque répandue, encourageant à beaucoup de confessions
intimes, malheureusement pas souvent à la hauteur de ce qu'on aurait
pu en attendre. Le genre autobiographique est ingrat et piégé. On
peut avoir tendance à le pratiquer sans considérer les risques de
platitude, d'anecdotique, d'auto-centrage identitaire.
On
peut céder au verbiage monologué, à l'illusion du statut de la
"sincérité", saisir la catharsis comme une fin en soi,
croire qu'en abordant l'intensité du drame personnel on produira une
œuvre obligatoirement mémorable, croire en l'universalité du "moi
dans un autre pays" (regard sur le monde)… L'émergence
autobiographique a permis ces types de récits, elle n'a fait que
parasiter le décor quand la démarche n'en est restée qu'à ces
possibilités, quand elle n'a servi aucune autre ambition (et c'est
bien dans cette ambition-là que se niche l'intérêt d'une
autobiographie qui tente d'en prendre la mesure).
On
peut à la rigueur se demander en quoi les grands livres de bande
dessinée autobiographiques ont marqué les esprits, ce qui a fait
leur force et leur richesse. Les raisons me semblent chaque fois
différentes. Chaque auteur marquant a développé ce qui a fait de
son œuvre une référence.
D'ailleurs
le statut de l'autobiographie en bande dessinée (lieu culturel de
toutes les versatilités) a connu bien des mouvements. Disqualifié
au départ, il a connu une sorte d'ère d'acceptation et de confusion
dans laquelle beaucoup se sont engouffrés, on lui a alors reconnu
une intensité, et le mouvement de foule s'étant ensuite déporté
sur autre chose, on en est revenu à la suspicion du départ à
laquelle s'ajoute l'argument imparable du "daté".
2° L'un des éléments fascinant selon moi de Carnation est son rapport au temps. Déjà parce que vous dites avoir réalisé les premières planches en 2004 et les dernières en 2012...soit huit ans de travail. De plus, dans un entretien accordé à Benoît Mouchart, vous dites que vous avez dessiné votre album La sainte famille entre 1998 et 2001, soit «en vivant au même moment ce qui fera plus tard Carnation.» Vos deux albums semblent se répondre, s'enrichir. Le personnage de Lydie dans Sainte famille vous dit «Alors, quand est-ce que tu pars d'Angoulême? (...)Tu ne partiras jamais.» (p.7) , tandis que Carnation démarre par cette réplique que vous adresse un vautour «Alors c'est vrai? Tu nous quittes?» (p.7). De plus, l'album est fascinant aussi par la confusion qu'il distille entre la «réalité» des événements narrés et votre traduction des faits des années après. On a presque l'impression que l'album se déroule en direct, d'un seul tenant, avec une même nécessité (malgré les changements de psychologie, de point de vue,voire graphique) alors que vous l'avez réalisé sur huit années.
Pouvez-vous dans un premier temps nous raconter ce qui a fait que le travail sur cet album s'est déroulé sur un laps de temps relativement inédit dans la bande dessinée? Le problème de parvenir à conserver une cohérence de l'album a-t-il été une des gageures de votre projet? Suiviez-vous une trame très écrite ou le récit s'est-il développé de façon relativement libre, avec des incidents, des imprévus?
Comme
je l'ai déjà dit en d'autres occasions (et pardonnez-moi donc de me
répéter), le temps de travail sur Carnation tient à ma
décision de ne pas me professionnaliser dans la bande dessinée, de
ne pas m'imposer un rythme de parutions lié à des nécessités
vitales, de déconnecter ce travail de l'idée même d'en faire un
travail "alimentaire". C'était pour moi une solution pour
ne pas céder à des mécanismes stylistiques et pour préserver mon
désir d'improvisation, d'expérimentation, mon besoin de faire mûrir
ce projet chaque fois que j'en sentais le besoin.
J'ai
occupé toutes ces années à apprendre des métiers, d'autres
activités qui me permettent de vivre, mais surtout de rester en
contact avec les autres, d'échanger (l'idée de passer mes journées
seul sur ma table à dessin me rebute totalement).
Et
je sentais bien que le projet Carnation devait justement
engager ce que vous appelez un rapport au temps. Il devait y avoir un
cheminement à l'intérieur même du récit, je devais laisser passer
suffisamment de temps dans ma vie pour que mon parcours personnel
fasse évoluer l'histoire (maturation de mon regard sur les
événements vécus). Il n'y aurait eu aucun intérêt à dérouler
ce récit selon l'angle qui m'avait poussé à le commencer. Je
devais arriver à une fin non prévisible. Il fallait aussi que mon
langage se nourrisse de ce que je vivais à côté (illustrateur,
puis professeur d'expression visuelle) pour évoluer. Il fallait que
le temps passe pour que j'y trouve la matière nécessaire à
l'incessant besoin de réinventer.
Forcément,
la cohérence graphique a été rudoyée, et j'ai choisi d'en arriver
là parce que je ne vois pas l'intérêt de dérouler la même
approche graphique sur un livre entier, à part peut-être pour
prouver sa grande maîtrise,
sa capacité à se répéter soi-même… Je sais bien qu'en cela mon
positionnement fait tâche
dans le monde de la bande dessinée qui a pour habitude de ne
pratiquer que des déroulements stylistiques, mais tant pis, je me
serais bien trop ennuyé en faisant autrement.
Concernant
la dernière partie de cette question (l'écriture du projet, les
imprévus), je savais ce que j'avais vécu et que je sentais par sa
complexité sujet à construire une histoire. J'avais à l'esprit ces
quelques années de vie, mais je ne savais pas dès le départ ce que
je finirai par penser de tout ça, j'ignorais le regard que je
finirai par porter sur ce moment de vie et je savais que la longue
immersion dans la réalisation de Carnation allait transformer
mon point de vue. Je savais que le temps passant, mes souvenirs
allaient se fictionnaliser, que l'oubli allait peu à peu produire un
tri dans les événements vécus, et c'était ce que je recherchais,
cet imprévu justement qui permet d'inventer, de construire, de ne
pas subir la nature des événements mais d'y trouver autre chose.
3° Il me semble qu'une des différences/évolutions les plus notables entre vos deux albums réside dans le fait que dans Sainte famille, l'unité était la case. Ainsi, vos planches étaient découpées, majoritairement, en neuf cases, et que celles-ci se lisaient, se découvraient une après l'autre.
Or,dans Carnation, l'unité me semble être la planche. Chacune d'elle fonctionne en elle-même, par son graphisme et par son texte, et possède un début et une fin. Toutes les cases qui la composent (avec de nombreuses variantes quant à leur nombre, leur forme, leur absence) forment un ensemble inextricablement lié.
Partagez-vous mon regard sur cette évolution dans votre travail, et pouvez-vous me dire si non seulement elle a été recherchée, mais surtout quelles sont les intentions qui ont conduit à ce changement stylistique?
Je
me souviens que dans Sainte famille, j'étais terrifié à
l'idée de ne pas dire tout ce que je croyais devoir dire, j'étais
dans un rapport d'urgence avec la narration. Je tentais de faire
entrer dans l'espace de la case tout un champ de considérations, je
recherchais la densité absolue, chacune devait porter en elle son
propre sens, je n'avais pas à l'esprit ces questions de langage
narratif propres à d'autres auteurs de bande dessinée qui
s'appuient sur l’enchaînement pour produire un mouvement graphique
ou narratif. Je ne voulais pas de respiration, je voulais faire
suffoquer, et quand bien même j'aurais voulu ménager le lecteur en
diluant, en rythmant, je n'aurais pas pu le faire : mes efforts pour
poser un dessin étaient tellement énormes qu'il fallait que ce
dessin concentre un propos dense. C'était un pari avec moi-même :
je me demandais à quel point je pouvais remplir ces cases sans finir
par les rendre incompréhensibles.
Sur
Carnation, la charge émotionnelle étant "moindre"
comparé à Sainte famille, j'ai pu me poser enfin les
questions de narration qui m'intéressaient. Et puis il s'agissait de
faire vivre ces souvenirs, je voulais qu'il y ait des dialogues, que
les personnages prennent vie. Je voulais abolir l'omniprésence de
mon point de vue, ma voix intérieure, essayer de faire aussi parler
les autres. Il fallait donc déplier cette narration, la faire
respirer. J'ai sans doute aussi commencé à prendre confiance, à
prendre du plaisir à inventer du langage narratif. Si la planche
s'est imposée comme "unité"(s'inscrivant parfois dans des
enchaînements séquentiels de plusieurs planches), c'est lié à mon
rythme de travail : comme je l'ai dit, j'ai fait Carnation en
pratiquant mes autres métiers, donc dans des moments où je pouvais
le faire. Ces moments étant chaque fois assez courts, je voulais
impérativement aborder un sujet et le conclure avant de passer à
autre chose. Je ne supporte pas l'idée de l'inachevé, je me
refusais de laisser mon travail en plan en pleine séquence non
achevée et m'efforçais donc de concentrer mon propos dans une
planche.
4° Dans l'album vous écrivez dans la magnifique page 130, à propos du dessin/signe représentant le personnage de Sylvia «Ce pictogramme initialement conçu pour la synthétiser finit par ne plus la représenter. Pas par manque de ressemblance mais parce qu'en le déclinant de case en cas, j'applique un système par lequel je cesse de la rechercher. Ma réduction iconographique la remplace donc peu à peu et la fait disparaître». Outre que ce passage est bouleversant et fascinant quant au discours qu'il tient sur l'album que l'on est en train de lire, il est presque annonciateur de la rupture qui va s'opérer par la suite. A partir de la page 175, on a l'impression que le corps de votre personnage semble se dissoudre, lutter pour exister, pour disparaître peu à peu au profit d'images «métaphoriques». Paradoxalement cet effacement invente, peut-être, les planches les plus physiques, organiques et charnelles de l'album faisant résonance au titre: Carnation.
Pouvez-vous nous expliquer ce que sont ces «images métaphoriques», quelles places elles occupent dans votre travail et quelles ont été les intentions qui ont présidé à cette rupture dans le style de votre album? Pouvez-vous nous expliquer également le sens du titre de votre album en regard de votre travail?
La
question des images métaphoriques a fait l'objet de tant de réponses
déjà que je préfère l'écarter et revenir sur le début de votre
analyse concernant la dislocation de mon personnage. Oui, au moment
où j'ai écrit ce que vous retranscrivez sur le visage de Sylvia,
j'ai déjà fait beaucoup de planches, et je me surprends dans la
répétition de ce pictogramme. Je réalise alors que je ne la
recherche plus et je me sens soulagé de me reposer sur cet
iconification qui me permet d'oublier le vrai visage qu'il remplace.
La stylisation est donc pour moi à ce moment un outil pour trouver
l'amnésie que je recherche et je l'utilise pour épuiser, vider le
réel de sa représentation. Le personnage de Sylvia m'a permis de
remplacer Sylvia, c'était nécessaire. Au contraire, mon propre
personnage ne pouvait pas suivre cette même désincarnation : j'étais face à lui, il me faisait face, il ne pouvait pas me
permettre d'abolir ma propre présence. Il restait moi. C'est ce
premier constat qui m'a poussé à perturber mon iconification, sans
doute parce que je cherchais à déserter cette histoire. Et puis, ça
me semblait absurde de continuer à me dessiner tel quel alors que
les événements que je racontais avaient été vécus avec tant de
violence psychologique et qu'il me semblait avoir subi beaucoup de
transformations. Je devais me distordre graphiquement pour illustrer
ces changements.
A
la fin, je cesse de me représenter, de représenter qui que ce soit. La matière vivante me semblant épuisée, j'ai eu le sentiment
d'entrer dans la trame de la chaire humaine, dans le microscopique.
Le végétal, l'organique, le minéral ont investi mes images comme
l'unique recours possible, je ne voulais plus rien montrer, plus rien
désigner, juste produire un sentiment de perte de repères visuels,
un flottement, une inertie globale et la lente éclosion de quelque
chose de nouveau.
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