Quelques questions à Isabelle Merlet autour de son métier de coloriste.

Quelques questions à Isabelle Merlet autour de son métier de coloriste.



Dessin de Blutch, mis en couleur pour le film d'Alain Resnais Aimer, boire et chanter

 Depuis 1991, Isabelle Merlet est coloriste de bande dessinée, métier essentiel dans la réalisation d’une BD mais dont l’importance dans la réussite d’une livre est trop souvent sous-estimée. On doit dire que l’on a remarqué l’importance de son travail depuis 2007 avec sa participation à l’essentiel Big Foot de Nicolas Dumontheuil -par ailleurs lui-même excellent coloriste. 

 Et puis lors de chacune des dernières années écoulées, on s’est rendu compte que nombre de nos livres préférés étaient mis en couleurs par Isabelle Merlet : Le petit rien tout neuf avec un ventre jaune de Rabaté, Lune l’envers de Blutch, Les voleurs de Carthage de Tanquerelle et Appollo… De 2017 à 2019, la liste est étourdissante : Groenland Vertigo de Tanquerelle, Opération Copperhead de Jean Harambat, Charlotte Impératrice de Matthieu Bonhomme et Fabien Nury, Les Grands espaces de Catherine Meurisse, Le Loup de Jean-Marc Rochette, Saint rose, à la recherche du dessin ultime de Hugues Micol, Le fils de l’Ursari de Cyrille Pomès… L’apport de son travail aux livres évoqués semble évident. Dans chacune de ses collaborations, elle réussit la gageure de magnifier les travaux de dessinateurs dont le dessin « noir et blanc » est pourtant largement admirable en soi. Jamais illustrative, elle parvient à accompagner le trait des dessinateurs, tout en leur ouvrant d’autres possibles.

Tout comme on peut suivre la carrière d’un dessinateur ou d’un scénariste, en toute confiance, Isabelle Merlet nous démontre livre après livre que l’on peut suivre le parcours d’une coloriste.

C’est la richesse de ses ouvrages qui nous a donné envie de soumettre à Isabelle Merlet un questionnaire afin de découvrir son travail. Celle-ci a accepté avec enthousiasme et gentillesse. Qu’elle en soit ici remerciée.

Opération Copperhead de Jean Harambat, éditions Dargaud 2017

1° Vous exercez la fonction d’illustratrice, sculptrice…comment êtes vous devenue coloriste de bande dessinée ?

Par hasard, sans aucune préméditation ou connaissance du métier. Qui pourrait rêver de devenir coloriste de BD d’ailleurs ?
Non, j’ai simplement aidé mon petit ami de l’époque, Jean-Denis Pendanx, sur quelques pages de son premier ouvrage, Diavolo le solennel, publié chez Zenda en 1991.
J’aimais la couleur depuis toujours, mais la fonction de coloriste est très particulière, et aimer la couleur ne suffit pas. J’ai appris en quoi cela consistait avec Jean Denis, qui est un exceptionnel illustrateur.
J’ai fait mes gammes pendant des années, sans être particulièrement douée au début, mais à l’époque les choses se faisaient facilement—nous n’étions pas si nombreux— et donc en s’accrochant on pouvait se faire connaître de 5 ou 6 personnes qui pouvaient vous faire travailler.
Je travaillais en traditionnel, c’est à dire sur bleus, avec pinceaux, aquarelle et gouache. Bref, une époque préhistorique !

Groenland vertigo d'Hervé Tanquerelle, éditions Casterman 2017.



Big Foot de Nicolas Dumontheuil, éditions Futuropolis intégrale 2017.

2°Nombre des auteurs avec qui vous travaillez ont un univers graphique extrêmement personnel. On peut citer Blutch ou Rochette. Pouvez-vous nous raconter à quel moment du processus de création de la bande dessinée vous intervenez ?

Tout dépend des projets, parfois je lis le scénario, parfois je vois le découpage, mais quoi qu’il en soit je commence vraiment mon travail quand je suis devant les pages en noir et blanc.
Avant ça, je ne fais rien, surtout ne pas imaginer quoi que ce soit. La couleur est un travail qui doit se faire sans pensée, sans désir. La créativité vient de cette disponibilité-là.
Si on commence à se dire « ha oui, tiens, je vais faire comme machin ou à la façon de tel peintre ou si je reprenais la lumière de tel film… », c’est foutu !
Quand on pioche dans la mémoire, on est plus dans la création.

Saint Rose, à la recherche du dessin ultime de Hugues Micol  éditions Futuropolis 2019


Charlotte impératriceT1 de Fabien Nury et Matthieu Bonhomme, éditions Dargaud 2018.

3°Lors d’un entretien que Jean Marc-Rochette a eu la gentillesse de nous accorder, il déclarait : « Isabelle Merlet m'a justement évité de trop tomber dans la facture peintre, et de permettre ainsi une meilleure lecture, elle a un talent hors norme d'harmonie et de lisibilité que je ne possède pas ». Sur votre blog, dans une publication datée du 24 avril 2018, vous écriviez sous une mise en couleur d’un dessin de Blutch : « c'est du bon coloriage, exactement ce que je veux éviter ! ». Comment définiriez vous votre travail de coloriste ?

C’est exactement ce que j’essayais d’expliquer plus haut. Pour être coloriste, il faut être avec le dessin sans dessein, sans idée, se laisser porter par ce qui surgit. Ce n’est pas différent de l’écriture ou de la peinture. Tout acte artistique doit se faire dans l’instant.
Quant à définir ma pratique, je dirais que j’aime me sentir libre, avec la confiance totale d’un auteur. Sans ce prérequis, c’est très difficile. La couleur prend beaucoup de place, elle peut être envahissante, trop bavarde, il faut que l’auteur sente qu’on ne va pas écraser son travail, au contraire.
Il faut tout faire pour rendre son travail le plus mélodieux, clair et surprenant possible. C’est un art de l’émotion, on marche sur des œufs en permanence, trop, et c’est raté, pas assez, et c’est inutile.
Lorsque la confiance de l’auteur est totale, on peut se tromper, chercher, aller trop loin, on sait que l'on découvrira la clé du mystère, et de fait, on la découvre si tant est que l’on y mette toute son énergie et que l’on prenne le temps.

Le loup de Jean-Marc Rochette, éditions Casterman 2019.

 4°D’un point de vue technique, pouvez-vous nous expliquer quels sont les outils que vous utilisez pour vos mises en couleurs ? Utilisez-vous des moyens différents selon les dessins proposés ?

Je travaille avec 0,001 % des possibilités qu’offre Photoshop !
Je me sers d’un outil crayon et de masques de fusion. Et j’utilise souvent une texture pour casser la froideur des pixels numériques. C’est on ne peut moins technique comme méthode de travail !
Dès qu’il y a un bug, si Jean-Jacques (mon mari) n’est pas là, je suis incapable de me débrouiller. Sans lui, pas de couleur numérique. Il m’a tout appris : naviguer sur un ordinateur, enregistrer un fichier, mais globalement je reste encore très limitée.
La technique ne m’intéresse absolument pas. Je ne connais aucun logiciel, Illustrator me paraît impossible et Indesign que je devrais —en tant que graphiste— connaître sur le bout des doigts, m’est inaccessible.





Les Grands Espaces de Catherine Meurisse,  éditions Dargaud  2018.

5°J’ai été surpris -et admiratif- de voir votre nom apparaître sur la couverture de Saint Rose, à la recherche du dessin parfait de Hugues Micol , mais aussi sur Le fils de l’Ursari de Cyrille Pomès. Je me trompe peut-être, mais j’ai peu d’exemples de coloristes associés aussi ostensiblement à la réalisation d’un ouvrage. De la même manière, Isa Cochet et Andréas ont été associés récemment sur la couverture d’Argentine. Cette apparition de votre nom est-elle une demande de l’auteur, de l’éditeur, une revendication personnelle ? Est-ce le signe d’une prise en compte plus attentive de votre métier ?

Je n’ai rien demandé, non, ce sont les auteurs qui l'ont fait, et pour le livre de Tayio Matsumoto— Les chats du Louvre— l’éditeur, Sébastien Gnaedig, a tenu à mettre mon nom en couverture, car Matsumoto avait demandé à avoir mes couleurs et c’était apparemment une première.
Je croyais que les Japonais allaient m’appeler après ça, mais je me suis un peu enflammée. En réalité, au Japon, le livre en couleur a dû passer à peu près inaperçu.

Les chats du Louvre de Taïyo Matsumoto, coéditions Futuropolis-Louvre  2018.

Non, le nom en couverture, cela semble nouveau, mais les éditions Delcourt pratiquent cela depuis toujours, ce sont les seuls d’ailleurs.
Comme on ne connaît pas le nom des coloristes, on n’y fait pas attention, mais ça existe depuis 25 ans !

6°Pouvez-vous nous citer quelques auteurs ou livres qui ont une importance particulière à vos yeux ?

Comme je ne lisais pas de bande dessinée avant de devenir coloriste, ma culture est nulle, totalement inexistante. Jusqu’en 1990, le seul et unique auteur de BD pour moi était Tardi. Je l’adorais et je l’aime encore énormément.
Il y a chez lui une telle évidence : dessin, narration, textes —qu’il a choisi d’adapter ou qu’il a écrit— tout forme une unique matière vivante. C’est d’une clarté et d’une force inouïe. Aucun livre de Tardi n’est moins bien qu’un autre pour moi.
Mais en dehors de cet auteur, je me sens toujours mal à l’aise lorsque des amis parlent de leurs lectures de jeunesse, j’ai l’impression d’avoir grandi sur une autre planète, ce qui est le cas, remarquez !
Si, je peux citer La comète de Carthage de Yves et Isabelle Chaland, Foliggato d’Aexios Tjoyas et Nicolas de Crécy, Colin-Maillard de Max Cabanes, qui sont les 3 albums importants du point de vue de la couleur au début de mon cheminement dans ce milieu.
Depuis lors, je vois de belles choses, mais je ne suis jamais autant éblouie que lorsque les auteurs prennent eux-mêmes leurs pinceaux, et là je citerai encore De Crecy dont le dernier album, Visa Transit, est une pure merveille.
Le travail de David Prudhomme est remarquable, c’est un artiste exceptionnel, certainement encore bien mal compris dans le lectorat BD, mais c’est un dessinateur hors catégorie. 

Cahier Tif et Tondu n°2 de Blutch et Robber , éditions Dupuis 2018.


Toutes les illustrations de cet entretien sont extraites - avec son aimable autorisation du passionnant blog d'Isabelle Merlet:
Isabelle Merlet, Millefeuille couleur

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