Quelques questions à Sophie Tardy-Joubert et Damien Roudeau concernant Texaco, Et pourtant nous vaincrons – éditions Les Arènes 2019

Quelques questions à Sophie Tardy-Joubert et Damien Roudeau concernant Texaco, Et pourtant nous vaincrons – éditions Les Arènes 2019



On a découvert le travail de Damien Roudeau en 2006 avec De bric et de broc : Un an avec les compagnons du partage, relatant un an passé avec la communauté des Compagnons du Partage, puis on l’a retrouvé dans le bouleversant Villiers rebelle : [Carnet de rencontres] à la Cerisaie (2014), dans lequel il partait à la rencontre des habitants du quartier de la Cerisaie à Villiers-le-Bel et donnait enfin une identité, une histoire, à des individus considérés trop souvent comme un corps abstrait. Au détour d’une émission télévisuelle, on pouvait également découvrir ses carnets de voyage réalisés en Écosse. Dans chacune de ses publications, Damien Roudeau utilisait la forme du carnet de voyage pour faire vivre des gens, raconter leur histoire au-delà des clichés et des portraits trop vite figés.

Puis en 2016, il propose en collaboration avec Marie-Françoise Colombani, Bienvenue à Calais : Les raisons de la colère, récit d’une immersion dans les camps de réfugiés à Calais, de ce qu’une partie des médias a limité à « la jungle » de Calais, oubliant qu’elle était composée d’individualités. A ce moment-là, tout comme dans le travail de son aîné Edmond Baudoin, l’humanité et l’humilité, incarnées par Damien Roudeau, nous sont apparues comme indispensables. Une volonté de regarder le monde dans les yeux, de dénoncer les dérives d’une société, tout en continuant à croire en la beauté de ses individualités.

 

Aujourd’hui, Damien Roudeau publie non pas un carnet, mais une bande dessinée intitulée Texaco, et pourtant nous vaincrons, sur un scénario de la journaliste Sophie Tardy-Joubert, d’après un récit de Pablo Fajardo. Face à la richesse de ce témoignage/enquête, où l’auteur parvient à conserver tout ce qui faisait la qualité de ses carnets, nous avons eu envie de soumettre aux deux auteurs quelques questions afin de vous donner envie de lire ce nouvel ouvrage nécessaire. Les deux auteurs ont non seulement accepté avec disponibilité et attention de répondre à ce questionnaire, mais ils ont accepté de partager avec nous les différents documents qui illustrent cet entretien. Qu'ils en soient ici remerciés.
Pablo Fajardo / Sophie Tardy-Joubert / Damien Roudeau

 1° Sophie-Tardy Joubert, vous avez publié à l'été 2015 dans le numéro 31 de la revue XXI, une enquête/portrait de Pablo Fajardo intitulée La bête noire des pétroliers. Pouvez-vous nous dire ce qui vous a amené à vous intéresser à l’histoire de cet « avocat de Quito » ?

Sophie-Tardy Joubert : J’ai découvert cette histoire par hasard, en lisant une interview de Pablo dans la presse espagnole en 2014. Il était présenté comme "l'homme qui a humilié Chevron" et son parcours d'homme modeste qui parvient à défier une des multinationales les plus puissantes au monde m'a interpellée. Je lui ai écrit pour lui dire que j'aimerais le rencontrer, sans avoir vraiment d'idée précise en tête. Quelques semaines plus tard, il était de passage à Paris et m'a proposé de prendre un café. J'ai parlé de lui à Patrick de St Exupéry, alors rédacteur en chef de la revue XXI, et l'idée d'un portrait s'est imposée, car son histoire réunit la petite et la grande histoire. Pablo a un parcours exceptionnel, mais le raconter permet de parler d'enjeux qui nous concernent tous: responsabilité des entreprises, domination du Nord sur le Sud, destruction de l'environnement...Tout ça sans être (trop) déprimant, car c’est un battant, et sa combativité est inspirante et contagieuse.




2° Pourquoi avoir décidé aujourd’hui de publier cette histoire de la lutte d’un peuple contre Texaco sous la forme d’une bande dessinée ? Pablo Fajardo, associé au « récit » du livre, a-t-il été actif dans l’élaboration de cet ouvrage ? Quel était votre parti-pris à travers l’écriture du scénario ?

Sophie : L’idée de la bande dessinée s’est imposée après avoir écrit le portrait de Pablo. J’étais contente de l’avoir fait mais il restait tant à dire. Je voulais raconter l'histoire collective, au-delà de celle de Pablo. La BD permet de faire vivre différents personnages et de mettre en place un dispositif choral. C'est aussi une manière de rendre accessible un sujet prise de tête. J'espère que le dessin aura permis aux lecteurs de rentrer dans des problématiques juridiques et géopolitiques complexes. Sur la forme, nous avons pris le parti d'associer Pablo au récit car nous voulions travailler avec les plaignants, ne pas les déposséder de leur histoire. Nous assumons donc clairement de prendre leur parti. Cela ne m'a pas empêchée de confronter les points de vue de manière contradictoire, comme tout journaliste se doit de le faire. J'ai sollicité des interviews auprès de Chevron -je ne les ai pas obtenues, j'ai du me contenter d'une réponse mail. J'ai cependant eu accès à leurs arguments car ils ont un site internet dédié à ce procès. J’ai épluché tout ce qu'ils y mettaient. Ce n'est d'ailleurs qu’après avoir étudié leurs arguments et m’être fait mon opinion sur le sujet que j'ai commencé l’écriture du scénario. Je ne crois pas à l'objectivité du journaliste (une minute pour les nazis, une minute pour les juifs, pour reprendre la formule provocatrice de Jean-Luc Godard). En revanche, je crois à l’honnêteté intellectuelle et je tiens au contradictoire.



3° Damien Roudeau, vous publiez depuis 2002 des carnets témoignant de différentes expériences collectives : occupation d’usine, compagnons d’Emmaüs, coulisses de la Comédie française, familles expulsées… Dans chacun de ces ouvrages, vous racontez des histoires humaines, vues de l’intérieur, prises sur le vif. Ainsi votre Bienvenue à Calais, en collaboration avec Marie-Françoise Colombani, nous laissait entrevoir la réalité de la situation des migrants à Calais. Texaco n’est pas un carnet mais une bande dessinée. Qu’est-ce que ce changement de médium a bouleversé dans votre travail ? Avez-vous travaillé d’après une base documentaire ou vous êtes vous rendus dans les lieux que vous représentez, avez-vous rencontré les acteurs de cette histoire ?


Damien Roudeau: Les carnets de reportage que je publie depuis une quinzaine d’années parlent tous de groupe, famille, « tribus »… de communautés de vie, de camaraderie ou de travail. L’idée est alors juste d’ « être avec », sur un principe d’observation participante. Je ne sais pas ce que je vais trouver en partant, je ne me documente pas avant d’aller sur le terrain.
Le processus pour cet album a en effet été différent. Sophie a scénarisé tout le récit en 2016, au fil de nombreuses navettes et discussions avec Pablo. J’ai storyboardé l’ensemble (dont de nombreuses scènes finalement coupées au montage pour fluidifier la narration et ne pas multiplier les personnages) avant que nous ne retournions sur place début 2017. La mise en scène était donc déjà définie, les semaines sur place ont permis de confronter au terrain ce que j’avais imaginé,

Olga

Humberto

J’étais hébergé chez Pablo, je travaillais le découpage dans son bureau à Quito et pouvais lui soumettre les croquis en direct. Il était particulièrement précieux de le voir évoluer dans son environnement, pour être au plus juste dans l’incarnation de notre narrateur et personnage principal… laisser transparaître sa joie, sa combativité, mais aussi son humour et sa simplicité dans les interactions du quotidien. Car même s’il n’a de cesse de répéter qu’il n’est qu’un parmi 30 000 plaignants, Pablo apparaît tout de même sur chaque planche !


4° Votre trait semble garder la vivacité de vos carnets, tout en étant magnifié par une mise en couleur fluide et lumineuse qui semble irriguer le cœur même du récit. Techniquement, comment avez-vous mis en couleur cet ouvrage ? La couleur semble accéder parfois à une véritable autonomie, que ce soit à travers les somptueuses scènes de forêts mais aussi le plafond du Palais des Nations. Qu’est-ce qui a dirigé votre utilisation de la couleur ?

José

José


Damien : Merci pour le commentaire, même si de mon côté je vois surtout la « fixité » de certains dessins, la mise en case et le dessin en atelier m’ayant contraint à moins de liberté que dans les carnets sur le vif… mais comme dit le camarade Gilles Rochier « c’est la marge de progression qui compte », et je suis en train de libérer tout ça pour le prochain album ( L’eau vive avec Alain Bujak pour Futuropolis, sortie mi 2020). Pour garder un peu de l’esprit de cette pratique du croquis, je n’ai pas fait d’encrage, juste contrasté mes planches crayonnées, sur lesquelles j’ai appliqué des aplats de couleurs numériques pour définir les grandes séquences. Je monte ensuite les valeurs par calques successifs et leur donne une « matière » en jouant par transparence avec des lavis d’encre et d’aquarelles que j’ai préalablement scannées. Cette bidouille numérique me permet de faire « monter » la touffeur tropicale de la jungle comme les nappes de pollutions… Arrivé à mi album j’ai toutefois réalisé l’ampleur de la tâche pour tenir les délais. J’ai alors eu la chance d’être contacté par une jeune étudiante en licence aux Beaux Arts qui cherchait un stage… après 15 jours de taf ensemble je n’avais plus besoin de lui donner d’indications d’ambiance, elle était autonome. Je lui ai filé une part de mon cachet et elle a finalement pris en charge les aplats d’une bonne moitié de l’album. Elle a bossé en flux tendu par séquences de 12 planches avec une efficacité et un talent remarquables… louée soit Khassatu Ba !




5° Contrairement à ce que pourrait laisser penser l’autocollant apposé sur la couverture de Texaco sur lequel il est inscrit « Seul contre le géant pétrolier américain », votre ouvrage raconte une histoire collective, celle des paysans, des victimes… qui se sont groupés pour que justice leur soit rendue. Avez-vous eu des réactions face à la lecture de votre livre de la part de certains protagonistes ? La société Texaco -rachetée depuis par Chevron- a-t-elle réagi à votre publication ?

Sophie : Je suis contente de lire que vous avez perçu la dimension collective de cette histoire. Ce n'est pas nous qui avons décidé de ce sticker, et à mon sens il induit un peu le lecteur en erreur. Car c'est effectivement la lutte d'un peuple que nous avons voulu raconter dans Texaco. Pablo est incontestablement leur leader, et le combat s'arrêterait sans doute s'il n’était pas là… mais lui n'existerait pas sans les 30000 plaignants dont il porte la parole. Il est toujours gêné par l'héroïsation dont il fait l’objet. Il était d'ailleurs embêté d'être tout seul en couverture. Pour le reste, je crois que lui et les autres protagonistes sont heureux que cette BD existe. Ils ont besoin que l'on parle d'eux et savent que le combat se joue aussi dans les médias.

Alejandro


Diana
Damien : Les albums ont été envoyés sur place avant la sortie, il était important que les protagonistes soient les premiers lecteurs. Un éditeur espagnol étant intéressé, nous avions lancé la traduction. Aucune réponse de Texaco-Chevron à nos questions et demandes d’interviews pendant l’élaboration du récit, sinon la réponse type « nous ne nous exprimons pas sur une procédure en cours ». Pas plus de réaction malgré un écho médiatique assez important à la sortie de l’album, particulièrement dans les médias sud-américains. Seul l’article de Vatican News (traduit dans à peu près toutes les langues) nous aura permis d’avoir des nouvelles de la multinationale, le journaliste ayant reçu une lettre de pression des avocats de Chevron.

Judith


6° Avez-vous de nouveaux projets en cours dont vous pouvez nous parler?

Sophie : Pour le moment, les nouveaux projets sont surtout dans la sphère privée, car on a un fils qui est né juste après la parution de Texaco. J'ai hâte de me remettre au travail, mais chaque chose en son temps!


Damien : Oui voilà, pouponner et bricoler (car on vient aussi de déménager) avant tout… je travaille sur un album pour Futuro qui racontera aussi un combat écologique, mais cette fois en France, et victorieux.


Dédicaces


7° Pouvez-vous nous citer quelques lectures (romans, documentaires ou bandes dessinées) qui ont une importance particulière dans vos vies ?

 
Sophie : Je lis beaucoup de journaux et de romans depuis toujours, mais j'ai découvert la BD il y a quelques années seulement. J'ai toute une culture à faire! Cette année, j'ai adoré la BD Revolution  (Younn Locard et Florent Grouazel, Actes sud l’An 2), un chef d’œuvre tant du point de vue du dessin que du scénario. J'ai aussi beaucoup aimé, dans un style très diffèrent, le récit Amazona (Canizales, l’œuf) sur le conflit colombien. Je n'ai pas de style de prédilection, je trouve qu'il faut savoir s’adapter au sujet que l'on traite, se mettre à son service… Au théâtre, j’ai adoré le dernier spectacle de Joël Pommerat sur la révolution française, et  Je m’en vais mais l’état demeure, du tout jeune metteur en scène Hugues Duhêne, qui raconte le quinquennat Macron, presque en direct, en rajoutant une heure de spectacle chaque année. Au cinéma, ma claque de 2019, c’était Shéhérazade, de Jean-Baptiste Marlin : une histoire d’amour sur fond de prostitution et de misère sociale, un film sublime, juste, jamais misérabiliste. Globalement depuis que j'ai écrit ce premier scénario, je ne peux plus voir un film ou lire un livre sans essayer de démonter le moteur et voir comment est construite la narration.



Damien : Comme Sophie, le monumental Révolution  a été une grosse claque. J’appréciais vraiment le boulot de Locard depuis son  H27  il y a 10 ans, leur Eloi  était superbe, mais cette fresque à 4 mains est encore une grande leçon sur l’art d’insuffler la vie même dans la planche, avec un graphisme très libre, qui transpire du plaisir… de dessiner ! En BD j’ai aussi trouvé les derniers Rochette (Ailefroide, Le loup…) vraiment remarquables… et plein d’autres trucs, mais j’arrête d’ouvrir des albums le temps de dessiner les prochains !

Commentaires