Billie
Holiday – Munoz et Sampayo – éditions Casterman – 1991
(2015).
Edité
une première fois en 1991, après avoir été pré-publié dans le
mensuel (A suivre) l'année
précédente, le tandem Munoz et Sampayo nous y offrait un subtil
portrait de la chanteuse Billie Holiday. Mêlant avec limpidité
leurs thématiques habituelles
à une biographie détaillée, les auteurs parvenaient à proposer
une œuvre faite d'authenticité et d'émotion. Les éditions
Casterman réédite de la plus belle manière cette œuvre centrale
du duo argentin. Le temps de se replonger avec délectation dans des
pages indispensables pour
quiconque se passionne pour la bande dessinée.
Les
noms de Muñoz
et Sampayo sont irrémédiablement liés. Chacun d'eux a réalisé
quelques albums avec d'autres complices, comme Fats
Waller
de Igort et Sampayo ou Pana
Maria
de Charyn et Muñoz.
Bien que ces albums soient, eux aussi, en tout point remarquables, ce
que ces deux auteurs ont réalisé ensemble reste sans équivalent
dans l'histoire de la bande dessinée. Le seul fait d'évoquer la
juxtaposition de leurs deux noms suffit à créer une émotion chez
le lecteur fidèle. Ce n'est pas un nouvel album, ce sont des
retrouvailles. En cela, le grand prix d'Angoulême remis à José
Muñoz
en 2007, même s'il était amplement mérité, avait un petit goût
d'inachevé.
Les
deux auteurs parviennent à proposer une œuvre qui se construit
comme un palimpseste, dans laquelle chaque nouvelle parution vient
enrichir les précédentes. La série emblématique à ce titre est
Alack Sinner : elle naît en 1975, se prolonge jusqu'en 2006, et on
espère bien évidemment une suite pour prendre des nouvelles d'Alack
et de son entourage. Si les premières histoires nous plongeaient
dans le quotidien d'un détective privé, ex-flic de New-York, dans
une ambiance que l'on pourrait rapprocher des grands polars
cinématographiques de cette même décennie comme ceux de Sidney
Lumet, très vite la série va révéler toute sa singularité. Car
album après album, Alack vieillit, se transforme physiquement et
psychologiquement. Ce n'est pas un vieillissement
feint, mais réel, et le temps semble être le même pour les
personnages et pour nous. Par exemple, alors que dans Rencontres
(1984), Alack découvre qu'il est
le père d'une fille prénommée Cherryl, 22 ans après, dans
L'Affaire USA
(2006), il s'apprête à devenir
grand-père.
Cet
enrichissement n'est bien évidemment pas lié qu'au héros
principal. Muñoz et Sampayo parviennent à inventer une géographie
intime à la série. Nous croisons puis perdons de vue certains
personnages. Nous nous y attachons (on peut citer Enfer ou Sophie
parmi les plus beaux personnages féminins de la bande dessinée...),
et sommes soulagés d'avoir de leurs nouvelles de temps en temps,
d'apercevoir un des dits personnages au fond d'une case, attablé à
un bar. Comme si les personnages avaient leur propre vie, leur propre
existence. Les albums de la série Le Bar à Joe sont
représentatifs de cette idée: les personnages s'y croisent, sont
parfois principaux, parfois secondaires... Alack deviendra ainsi en
1991 une sorte de fil conducteur au récit de Billie
Holiday, l'ancrant avec toujours plus de subtilité dans le réel.
En
2002, dans Dans les Bars, on assiste à un des moments les
plus forts de l’œuvre des deux auteurs: à proximité du bar à
Joe, les deux tours du World Trade Center sont les victimes des actes
terroristes. Une case suffit à vous bouleverser. On y devine, parce
qu'on les connaît après tant d'années, les visages prostrés de
Joe (le tenant du bar) et d'Alack, avec un simple texte "Deux
vieux amis consternés ." A ce moment-là, la bande dessinée
provoque une émotion comme rarement ressentie. En une case, les
auteurs mêlent l'actualité brûlante avec le bouleversement que
celle-ci provoque en nous et dans la vie de ces personnages de
papier. L'émotion est d'autant plus forte que ces «deux vieux
amis consternés» sont sans doute aussi Muñoz et Sampayo
eux-mêmes.
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